2010-2015 : les grands bouleversements
par Bruno Dequen
Sur la couverture de ce numéro, la Shéhérazade de Miguel Gomes regarde vers l’horizon. Son beau visage soucieux suggère à la fois le poids de l’histoire et une volonté inébranlable d’affronter l’avenir. Tout comme son héroïne, le jeune cinéaste portugais de ces Mille et une nuits atypiques s’est imposé comme un symbole fort de nos cinq dernières années de cinéma. Pour 24 images, esthétique et politique ont toujours été indissociables. En réinventant, entre autres, les règles qui régissent d’habitude fiction et documentaire, Miguel Gomes n’a de cesse de chercher un nouveau langage qui puisse permettre à son cinéma de réagir à la crise de l’Europe. Il est le porte-parole idéal de notre bilan de mi-décennie.
Face à la crise économique, face aux conflits, face aux changements de l’industrie, les véritables artistes se renouvellent. Godard prend la 3D à bras-le-corps. Tsai Ming-liang se dirige vers l’art contemporain et redonne son sens au temps. Bruno Dumont se met à la série télé. Les cinéastes du Moyen-Orient résistent à l’aide de petites caméras digitales qui leur permettent de nous montrer le contre-champ des images qui inondent nos médias traditionnels. Les cinéastes d’animation multiplient les approches et certains, comme David OReilly et Don Hertzfeldt exploitent de façon singulière les possibilités de l’informatique. Hong Sang-soo et Joe Swanberg profitent du numérique pour augmenter leur productivité et proposer de véritables univers fondés sur le principe d’accumulation. La démarche de ces deux indépendants purs et durs recoupe d’ailleurs en partie le concept de franchise qui régit désormais une grande partie de la production hollywoodienne de l’ère Marvel. L’œuvre individuelle n’est plus qu’une pièce d’un casse-tête de plus en plus dense.
Ce désir de créer un univers aux innombrables ramifications aura été le principal objectif du milieu transmédia, à grands coups de projets multiplateformes aussi ambitieux qu’onéreux. L’immersion totale n’aura pas souvent été atteinte. Elle le sera peut-être avec la réalité virtuelle, nouveau terrain de jeux de ces explorateurs technologiques. La transition nécessaire qu’opère actuellement le transmédia est aussi indispensable que celle que devra faire le milieu de la distribution. Face à la concurrence du Web et des plateformes de diffusion, la programmation traditionnelle de films non hollywoodiens en salles n’est plus viable. C’est le modèle commercial du cinéma tout entier qui doit changer. Le Web a fait de nombreuses victimes ces dernières années. La plupart des films ne sont plus distribués, et la critique en tant que profession est en voie de disparition, même si, encore là, il est important de remarquer que de nouvelles approches comme ce fameux vulgar auteurism émergent et remettent en cause avec un mélange d’audace, de provocation et d’originalité les paradigmes en place.
Comme Shéhérazade, nous n’avons pas été épargnés par les cinq dernières années. Étant donné le peu de films d’auteur accessibles hors festivals, le gouffre qui sépare les critiques des lecteurs s’est agrandi. Mais nous regardons les prochaines années avec la même détermination que la conteuse, prêts à affronter les virages technologiques et à trouver les meilleurs moyens permettant d’accompagner et de réfléchir aux œuvres de tous ces artistes qui, eux, continueront de résister.
10 Décembre 2015