Je m'abonne
Éditos

Éditorial – 24 images n° 198

par Bruno Dequen

Numéro 198: EN SAVOIR PLUS / COMMANDER

Prolongation des mesures sanitaires, couvre-feu, calendrier incertain des vaccinations, apparition de variants inquiétants. Après une année 2020 qui aura tristement laissé sa marque dans nos vies, les premiers mois de 2021 confirment ce que nous redoutions tous : la pandémie n’aura pas été un phénomène de quelques mois et son impact à long terme est impossible à prévoir pour l’instant. Si de nombreux spécialistes sont déjà capables d’analyser et d’envisager les conséquences économiques majeures présentes et à venir (endettement des états, disparités sociales toujours plus importantes, reconfiguration du milieu du travail), les effets de ces mois/années de confinement et de distanciation sur nos esprits et notre rapport au monde demeurent une zone d’ombre.

Parfois, la prise de conscience d’un monde transformé naît de la plus improbable des sources. J’aurais pu mentionner la lecture de nombreux articles, la gestion du télétravail, l’interdiction de voir famille et amis. Pourtant, aussi superficiel que cela puisse sembler, ce sentiment a été intensifié dans mon cas par le visionnement nocturne et casanier de la sympathique série française Dix pour cent. Ancrée dans le présent, cette série suit les tribulations tragicomiques d’un groupe d’agents pour le cinéma, à grand renfort de caméos de vedettes mais aussi de lieux parisiens connus. Or, plus la série progressait, plus j’avais l’impression de regarder une réalité alternative. Rien de spectaculaire pourtant dans ces épisodes fondés sur la vie quotidienne de bourreaux de travail. Un café au bistro du coin, des conflits au bureau, des soupers, des soirées entre amis et collègues. Sans parler bien entendu des tournages et des évènements de promotion. Bref, rien de plus normal en 2019. Et rien de plus étrange en 2021. « Ce monde n’existe plus », me disais-je intérieurement. Et je ne parle même pas ici de l’épisode tourné lors du Festival de Cannes 2016 !

Mon objectif n’est pas de jouer le pessimiste de service, mais simplement de souligner une certitude que nous ressentons tous : tout ce qui nous a toujours semblé si normal prend désormais des allures de réalité d’un autre temps. Et si toutes les discussions actuelles portent sur les mesures de déconfinement à venir et le retour espéré à la normale, il est certain que la pandémie laissera des traces sur nos comportements collectifs. Or, le fait d’avoir été si troublé par Dix pour cent m’a rappelé cette autre évidence : l’art est toujours un reflet de notre présent. Or, quel est le monde avec lequel les artistes entreront en dialogue à partir de maintenant ? Il ne s’agit pas ici de suggérer que les cinéastes devraient absolument faire des films sur ou post-COVID, mais plutôt de se demander de quoi sera fait le cinéma des années à venir.

Depuis mars, de nombreuses œuvres ont tenté de prendre à bras-le-corps la réalité. Qu’il s’agisse de documentaires sur la pandémie, d’œuvres intimistes qui s’inspirent du confinement comme le In My Room de Mati Diop que nous avons choisi pour faire la couverture du présent numéro, ou encore de fictions populaires tentant de prendre en considération, avec plus ou moins de succès, la réalité actuelle. Sans même parler des innombrables films de huis clos et/ou de pandémie qui, à travers l’histoire du cinéma, ont préfiguré les bouleversements actuels. Or, la plupart de ces films ont en commun le souci de rendre compte de changements, de chocs. Mais qu’en sera-t-il des œuvres à venir qui devront nécessairement composer avec une nouvelle normalité qui ne pourra qu’être teintée par les années que nous sommes en train de vivre ?

Pour plusieurs cinéastes, la prise en compte du nouveau normal sera inévitable. Pensons notamment à tous les projets documentaires développés avant la pandémie et reportés, aujourd’hui en attente de tournages possibles. Assurément, la réalité, qu’elle soit intime ou sociale, n’est plus la même désormais et ces films n’auront d’autre choix que de s’y confronter de plein fouet. Filmer le quotidien et les aspirations de la jeunesse en 2021 comportera assurément son lot de nouvelles interactions, pour prendre un exemple évident.

De prime abord, on peut imaginer que la fiction est moins liée à ces aléas. D’ailleurs, nombre de cinéastes se sont déjà exprimés sur le fait qu’ils et elles ne désirent pas subir les contraintes créatives et thématiques de la pandémie, attendant le moment propice pour tourner des scénarios longuement mûris. Si certains cas, comme le pauvre James Bond condamné à retourner des scènes pour mettre à jour ses placements de produits, font sourire et n’ont que peu d’intérêt, l’enjeu le plus intéressant concernera l’ajustement du regard, l’impact sous-jacent des mois de confinement sur la vision du monde proposée par le cinéma de demain. On peut par exemple penser à ce rapport au temps et à l’espace qui ne peut qu’évoluer au gré de la sédentarité forcée, ce que soulignent Samy Benammar et Carlos Solano dans l’introduction à notre dossier sur le huis clos qu’ils ont dirigé. Comme ils le remarquent justement, ces moments de pause que représente l’enfermement dans un lieu peuvent être autant source d’anxiété que de créativité ou d’introspection.

Pour certains, la pandémie a été l’occasion de réaliser sur-le-champ un projet déjà développé et parfaitement adapté aux contraintes du moment. C’est a priori le cas d’Hygiène sociale, le prochain film de Denis Côté, sélectionné à la Berlinale. Une comédie écrite il y a quelques années, que le cinéaste a jugé adaptée à un traitement distancié. Pour d’autres, il sera passionnant d’observer comment notre nouveau rapport au monde trouvera écho dans leurs films encore en gestation. Si la désillusion morale des films noirs a su prendre en charge les âmes blessées des guerres mondiales et des crises économiques, si les mouvements idéologiques ont su s’incarner dans d’innombrables œuvres à travers les décennies, qu’en sera-t-il de notre sortie collective de la pandémie, qui a profondément affecté tous nos rapports sociaux ? Certes, nous aurons besoin d’évasion et de nombreux artistes seront tentés de ne rien changer à leur vision, à l’image de Tom Cruise qui s’évertue, avec une énergie qui semble frôler le désespoir, de mener à terme sa dernière mission impossible dans un monde sans pandémie. Mais nous aurons également besoin d’œuvres capables d’évoquer et de réfléchir par les moyens de l’art le monde qui nous attend, sous peine de nous voir submergés de réalités alternatives à la pertinence de plus en plus relative.


9 avril 2021