À deux, c’est mieux
par Helen Faradji
Bien sûr, ils ont déjà eu leur moment de gloire sur la scène du théâtre Lumière. Et plutôt quatre fois qu’une (on rappelle : prix de la meilleure réalisation pour Barton Fink, Fargo et The Man Who Wasn’t There et palme 1991 pour Barton Fink). Mais leur Inside Llewyn Davis nous rappelle pourquoi leur cinéma en est un de maître et mérite donc toute la considération du monde. Autant de fois qu’il le faudra!
Une seconde palme? Et pourquoi pas? Parmi tant d’autres, il y a notamment ces dix raisons.
Parce que leur film est un des rares, le seul même à ce jour, à avoir su générer du plaisir et, cela semblera peut-être banal ou simplet, mais précieux sont les cinéastes à savoir encore inclure et considérer ainsi le spectateur dans leur uvre (Valéria Bruni-Tedeschi et son horripilant Château en Italie en est le pire exemple).
Parce que eux aussi, comme tous les autres (du plus modeste Gris-Gris du Tchadien Mahamat Saleh Haroun au plus ambitieux La Grande Bellezza de Sorrentino, à l’exception peut-être de Kechiche, dont La vie d’Adèle, d’abord et avant tout forte histoire d’amour entre deux femmes, évoque plutôt le recommencement, l’éveil) parlent de la fin d’un monde, celui du New-York d’avant Dylan, perdu entre débrouille et insouciance de façade. Mais pour mieux montrer, contrairement aux autres, l’intemporalité des comportements humains et promettre, dans un geste de cinéma aussi ouvert que réconfortant que si, The Times, They Are a-Changin’, l’homme, lui, reste le même. Pour le meilleur et pour le pire. Jusqu’au bout de l’absurde (et nul besoin de le faire sortir de terre comme le sous-Haneke qu’est Alex Van Warmerdam).
Parce qu’à leur manière, unique et singulière, ils osent encore une fois le rêve, essence même du cinéma, ouvrant chaque plan où il figure par le réveil de Llewyn, chanteur folk doué mais incapable de percer, de trouver sa place, et faisant de la boucle l’un des motifs les plus forts et les plus inspirants de ce film pas si linéaire qu’il n’en a l’air (au contraire, par exemple d’un Passé où les détours pris par Asghar Farhadi n’ont rien de merveilleux mais tout de lassant).
Parce que c’est une Odyssée, une vraie (le chat dont sera affublé Llewyn s’appelle Ulysse et chez les Coen, il n’y a pas de hasard) et que les genres chronique musicale, road-trip qui ne mène nulle part, portrait d’artiste et de communauté, touche de fantastique – s’y mélangent avec finesse et fluidité sans chercher l’épate ou le choc. À ce petit jeu, le seul à leur tenir tête s’appelle Jia Zhang-Ke, dont le Touch of Sin, hybride en 4 volets de film de sabre, western, drame social et chronique familiale, en a surpris plus d’un.
Parce que, plutôt que de se vautrer dans la violence bête et méchante (Nicolas Winding Refn, Takasi Miike ou Amat Escalante se sont eux laissés prendre au piège), les Coen lui préfère l’amertume et le désenchantement, laissant la superbe musique de T-Bone Burnett prendre aux tripes et le soleil se voiler régulièrement. Dieu sait que les demi-teintes leur vont mieux qu’à personne.
Parce que, derrière le film d’époque, c’est évidemment le propos de Barton Fink, sur l’importance capitale de l’intégrité artistique, mais aussi le prix terrible que cette dernière force aussi parfois à payer, qui est ici ravivé (Soderbergh n’aura pas eu la même étincelle dans Behind the Candelebra) sans que pourtant les deux frères, emblèmes même au sein du cinéma américain de cette étrange posture, ne radotent, préférant clarifier ce que ce diable de film-cerveau qu’était Barton Fink laissait dans le mystère le plus entier.
Parce qu’Inside Llewyn Davis est un film-somme, accumulant les références à leur propre cinéma (le travelling subjectif au ras du sol de Blood Simple, le loser qui n’en finit plus de perdre à la Man Who Wasn’t There, l’humour ironique et la galerie de seconds rôles délirants de Fargo, l’étranger au chapeau de The Big Lebowski), mais qu’il réussit à réinventer la manière coenienne par l’inclusion d’un nouveau directeur photo, Bruno Delbonnel, et de sa lumière blanche et poudrée teintant l’atmosphère du film d’une douceur inédite chez les Coen (rien d’inédit, mais tout d’ozonien chez Ozon l’érotisme, la jeunesse, la perversité- ou de desplechinisant chez Desplechin la psychanalyse, la rencontre des mondes).
Parce que, si les Coen ont toujours joué la carte de la fidélité (bien sûr, John Goodman est de la partie), ils misent aussi sur un nouveau-venu, l’impeccable et charismatique Oscar Isaac (mari transparent de Carey Mulligan dans Drive), grand échalas attachant, à qui la tignasse brune et la guitare en berne vont à merveille. Au rayon « révélons des acteurs », Kore-eda qui a confié le rôle d’un papa en pleine déconfiture morale au musicien Masahanu Fukuyama dans le délicatissime Like Father Like Son a, lui aussi, réveillé nos habitudes de spectateur.
Parce que la boucle narrative (la boucle, encore elle) qui construit le film, lui offrant son magnifique début et sa fin envoûtante n’en finit pas de hanter notre esprit au point de nous donner envie de revoir cet Inside Llewyn Davis encore, et encore, et encore
Si ça ne ressemble pas à une palme…
Bon cinéma cannois
Helen Faradji
La bande-annonce d’Inside Llewyn Davis
23 mai 2013