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Éditos

Aimer, boire, chanter et tout le reste

par Helen Faradji

« Peut-être l’œuvre de Resnais est-elle la plus grande, la plus symptomatique à cet égard : c’est lui qui fait revenir des morts le cinéma » – Serge Daney

Rien. Il n’y aura rien eu dimanche soir, lors de cette soirée des Oscar aux résultats si convenus. Pas un mot, pas un hommage, pas une reconnaissance. Si Martin Scorsese était monté sur scène (comme cela aurait été logique, mais les lois de la remise de statuettes échappent, on le sait, à toute logique), il aurait peut-être réparé l’oubli honteux. Ou peut-être pas. Alain Resnais n’était, à bien y regarder, pas tout à fait dans les bonnes grâces de la cinéphilie américaine. On se souvient encore de Pauline Kael assassinant sans ménagement Stavisky peut-être que la seule façon pour Alain Resnais de devenir un artiste plutôt qu’un maître artisan serait de se prendre un peu moins au sérieux » écrivait-elle sans rire en 1975) ou ProvidenceResnais est le seul réalisateur célèbre pour qui personnages et sujet sont sans intérêt ; c’est un innovateur qui ne sait que faire de ses innovations. La plupart des géants du cinéma n’ont pas su trouver la forme nécessaire pour exprimer tout ce qu’ils avaient dans la tête ; celle de Resnais semble contenir de la forme et rien d’autre »)

Et pourtant… Comment ne pas vouloir saluer cette carrière, cette vie de cinéma si pleine, si libre, si singulière qu’elle en est devenue vertigineuse mais sans jamais intimider ? Comment ne pas être ému aux larmes par la disparition samedi le 1er mars, à 91 ans, d’Alain Resnais, artiste au sens plein du terme, grand alchimiste n’ayant jamais hésité à mêler théâtre, littérature, musique, bande-dessinée, peinture, photographie, opéra et -rette pour mieux en transfuser le cinéma, le réinventant avec une vitalité folle à chacun de ses films ? Comment pas être empreint d’admiration et de reconnaissance devant cette œuvre aux contours apparemment indéfinis, de Nuit et brouillard à On connaît la chanson, de Marienbad à Cœurs, d’Hiroshima à Smoking / No Smoking, de Muriel à Pas sur la bouche, mais dont pas un instant, pas un plan ne dérogeait pourtant à cet engagement éthique et esthétique d’une intelligence à couper le souffle ? Comment ne pas, comme dans les magnifiques papiers de Jacques Mandelbaum (Le Monde) et de Jean-Michel Frodon (Slate), rendre hommage à cette incarnation magnifique et émouvante de ce que peut être un « homme-cinéma » ?

Et comment ne pas aussi être sous le choc ? Car ses films, il faut l’avouer, défiaient la logique temporelle. C’est à cause d’eux qu’on s’était mis à penser qu’Alain Resnais qui venait, il y a à peine deux semaines, de présenter son dernier Aimer, boire et chanter au Festival de Berlin, était bel et bien immortel. À cause d’eux qu’on le voyait, plus que moderne, révolutionnaire, réinventant et ré-enchantant sans cesse, sans fatigue, sans lassitude. Évidemment, puisque plus l’homme accumulait les années, plus ses films, eux, semblaient rajeunir. Le cinéma comme cure de jouvence, on s’était plu à y croire. C’était beau, comme dans un film.

De ce parcours insolite, d’une richesse qu’il faudra probablement encore quelques dizaines d’années pour véritablement mesurer, c’est bien ce qui frappe. Les débuts, sérieux, imposants, inévitables, malgré toute la modestie et la grâce de l’homme fringant. Cette intelligence sidérante du montage (Godard l’avait un jour nommé « deuxième monteur au monde après Eisenstein« ) qu’il exerçait aussi chez d’autres comme la comparse Varda, par laquelle il enjoignait le cinéma à nous aider à voir au-delà du visible, à démultiplier le et les sens. Et puis ces films qui, peu à peu, s’étaient allégés, s’envolant sans jamais divaguer avec une joie contaminante, celle du cinéma, visité comme un labyrinthe dont pas un détour n’aurait fait peur, aimé comme une demoiselle aux joues rougissantes, toujours avec une extrême courtoisie.

Oui, Alain Resnais s’amusait en aimant le cinéma, avec une pudeur et une délicatesse qui n’ont pourtant jamais empêché ni la mélancolie, ni les éclats de rire. Il aimait le cinéma comme seuls les vrais amoureux le peuvent, capable de comprendre que le cinéma peut et sait tout montrer, de la mémoire aux corps, des sentiments aux thèses, des arbres aux nuages, des ruptures les plus brusques aux continuités les plus douces, de la mort à la vie toujours palpitante. Ce lien unique et merveilleux qui semblait unir son cœur directement à celui du cinéma s’est rompu. Et c’est probablement ce qui manquera le plus.

Bon cinéma, désormais sans Alain Resnais


6 mars 2014