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Éditos

Après le blogue

par Alexandre Fontaine Rousseau

Il y a quelques semaines de cela, le blogue que tenait Jozef Siroka sur le site de La Presse s’est éteint, sans tambours ni trompettes et sans même un mot d’adieu – le chroniqueur espérant ainsi éviter le « sentimentalisme pénible » qui émane généralement de ce genre d’exercice. Je le comprend un peu : ce n’est pas non plus une « tragédie », un blogue de cinéma qui ferme. Il faut savoir faire la part des choses et se garder une petite gêne. Personne ne meurt parce que quelqu’un arrête d’écrire sur les vues.

Mais Jozef, mine de rien, faisait une maudite bonne job depuis onze ans et ça mérite quand même d’être souligné – parce que ce n’est pas rien, non plus. Sur son blogue Du cinématographe, mon collègue Sylvain Lavallée a signé un « Au revoir au dernier des blogues » très personnel dans lequel il revenait sur l’influence qu’avait eu le travail de Siroka sur son propre cheminement en tant que critique tout en célébrant, à juste titre, le travail de passeur qu’il y effectuait.

Ce qui me frappe surtout, pour ma part, quand je pense au travail de Siroka, c’est cette sincère humilité avec laquelle son écriture se plaçait au service des autres : la plupart de ses articles proposaient une synthèse, une vue d’ensemble de ce qui s’est dit sur un film ou un sujet donné. Son blogue servait surtout à rediriger notre attention vers d’autres articles qu’il avait trouvé intéressant, vers d’autres auteurs qui l’avaient amenés à préciser sa pensée; Jozef était, d’abord et avant tout, un lecteur attentif.

Soyons honnête : pour un critique, il est rassurant de savoir que ça existe encore « un lecteur attentif ». Je pense que je parle pour pas mal de monde quand je dis que le plus dur, dans le métier de critique, c’est probablement de combattre l’impression que plus personne ne lit ça, de la critique de cinéma. On va se le dire : ce n’est pas facile d’écrire, mais c’est encore plus difficile de le faire quand on a l’impression de n’écrire pour personne. Dans le meilleur des mondes, la critique servirait de point de départ au débat; plus encore que « l’extension » d’un film, elle serait l’amorce d’une conversation. C’est en poursuivant sur sa lancée que l’on donne vie à la critique.

Plus souvent qu’autrement, on a l’impression que les textes disparaissent aussitôt qu’ils sont publiés – emportés par ce flot torrentiel d’informations qu’alimentent les réseaux sociaux. Un fil d’actualités possède, par définition, une mémoire limitée. Voilà pourquoi des espaces tels que le blogue de Jozef Siroka sont aujourd’hui essentiels; ils ralentissent le flot, remontent le temps à contre-courant, se posent à l’extérieur de ce mouvement effréné qui emporte avec lui toute possibilité de réflexion. Si on ne se permet pas cette pause, la critique n’existe plus. Rassembler, juxtaposer comme il savait si bien le faire : c’est tout le contraire des textes esseulés, des opinions isolées.

Ça peut avoir l’air opportuniste, ça peut avoir des allures de pitch de vente déguisé en texte d’opinion, mais je le crois sincèrement alors tant pis je vais le dire (et après ça vous irez vous abonner à 24 Images si vous m’avez trouvé convaincant) : c’est quelque chose que le papier nous offre encore et qui me semble de plus en plus rare. On ne peut pas surestimer l’importance de cette « distance » concrète qu’offre l’objet physique à l’ère de la dématérialisation. Est-ce que la revue traditionnelle a encore sa place, à l’ère des médias numériques? Elle est, peut-être, plus essentielle que jamais.

Encore faut-il qu’on la pense (ou, plutôt, qu’on la repense) comme une opposition à la manière dont les contenus sont publiés, partagés puis oubliés sur Internet. La revue traditionnelle doit se concevoir comme un espace de résistance, afin de conserver sa pertinence. La question que l’on doit se poser, dans cette optique, est peut-être celle-ci : qu’est-ce qui tend à disparaître des médias numériques? Qu’est-ce qu’une certaine logique économique juge désuet? Peut-être, alors, la revue pourra-t-elle redevenir un véritable lieu de cinéphilie – l’ébauche d’une communauté, un point de rassemblement pour celle-ci et l’amorce d’un dialogue entre ses membres. En attendant, il y en a un autre qui vient de fermer.


28 avril 2017