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Éditos

Aux abois

par Helen Faradji

Le cinéma comme industrie de divertissement telle qu’on la connaît est mort. C’est du moins la conclusion à laquelle il serait facile d’arriver cette semaine alors que deux phénomènes entourant la sortie des deux bêtes à concours The Hunger Games: Mockingjay, Part 1 et Interstellar se sont produits.

C’est d’abord Marshall Fine sur son blog Hollywood and Fine qui mettait la puce à l’oreille. Le critique américain y relatait en effet sa récente présence au visionnement réservé à la presse de la partie 1 de la dernière séquence (oui, c’est compliqué, et c’est voulu) des aventures de la jeune rebelle à l’arc et au geai moqueur. Visionnement pour le moins raté puisque la copie présentée aux critiques sur grand écran était marqué dans un coin de l’image d’une inscription en filigrane censée protéger contre les pirates. Une première, comme le souligne Fine, et pas la meilleure puisqu’elle symbolise, toujours selon ses dires, le respect déclinant que l’on peut avoir pour l’expérience de voir un film en salles. Évoquant le point de vue du critique qui, donc, voit les films quelques jours ou semaines avant leur sortie en salle, Fine se souvient d’un temps où critiquer un film impliquait nécessairement, sans exception possible, de voir celui-ci dans les meilleures conditions possibles, celles voulues par le réalisateur lorsqu’il tournait, celles permettant une entrée dans le film sans obstacle, : copies neuves, écrans larges, lentilles de projecteur impeccables, afin que même dans une salle de taille réduite, l’expérience de voir un récit prendre vie dans une version « plus grande que nature » soit optimale.

Or, comme le rappelle Fine, les films à sortir en salles sont aujourd’hui trop nombreux pour avoir tous droit à ce traitement. Nombreux sont en effet proposés aux critiques ou aux journalistes dans des versions DVD ou via des liens virtuels, à regarder sur un écran télé ou un ordinateur, mais toujours accompagnés de la fameuse mention en filigrane (du nom du studio, d’un logo, du nom du critique…). Une mention qui s’est donc faufilée cette fois jusque sur le grand écran, imprimant dans la rétine des critiques présents, en plus du film, la date du visionnement ainsi que le nom de la salle de cinéma où tout cela avait lieu. Une entrave au bon fonctionnement de la machine critique (imaginerait-on qu’un repas dans un restaurant soit servi à un critique avec des couverts sales ou recouvert d’une pellicule en plastique ?) et qui, non content de trahir une paranoïa plus qu’aigüe des studios, inquiète. Car comme le souligne Fine : « the quality of the presentation of film is on a downward slope that ends with us watching movies on our phones and wristwatches – and filmmakers altering their approach to what they shoot accordingly. » Ce qui s’appelle se tirer dans le pied.

Se tirer dans le pied comme l’aurait aussi fait la chaîne de cinémas AMC en collaboration avec les studios Paramount aux Etats-Unis ? Leur proposition pour enrayer la baisse de fréquentation réelle des salles de cinéma a en tout cas de quoi étonner et susciter les questionnements. AMC a en effet décidé d’instaurer une nouvelle sorte de ticket de cinéma, spécialement pour Interstellar de Christopher Nolan, ticket qui pour un montant supérieur à la moyenne (au minimum, 19,99$, au maximum 39,99$, selon les salles) permet de retourner voir le film autant de fois qu’on peut le désirer dans n’importe lequel des formats disponibles (la question de qui voudrait s’infliger une telle perte de temps plusieurs fois relève d’un autre débat). Une étrange décision pour dire le moins. D’un côté, on sait que les résultats spectaculaires de box-office (comme peu l’ont été ces dernières années) le sont souvent grâce aux fans qui retournent et retournent et retournent encore voir l’objet de leur adoration. Permettre, avec un seul ticket, aux spectateurs de revoir Interstellar, ne l’aidera pas à gagner ses épaulettes de film rentable. De l’autre, voir un studio non plus tout miser en termes de publicité, de marketing et de pression médiatique sur le premier week end après la sortie du film en salles mais assurer un réel suivi pour encourager son exploitation à long terme (non seulement en proposant ces billets spéciaux mais encore en l’annonçant bien après sa sortie, histoire que les journaux refassent du film un événement). D’un côté, une potentielle perte de revenus, de l’autre, un accompagnement du film « à l’ancienne » ? Bien sûr, le cynisme ambiant empêche de réellement voir cette décision comme un geste posé pour revenir à une conception plus saine et plus viable de la distribution et de l’exploitation des films en salles. Mais elle apparaît néanmoins comme un signe des temps forts, comme l’est celle d’avoir accolé une mention en filigrane : face à la crise, Hollywood s’est enfin mise en mode « solution ». Des pires aux peut-être meilleures…

Bon cinéma.


20 novembre 2014