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Éditos

Aux deux extrêmes

par Helen Faradji

Mon premier a enchanté la planète cinéphile en trois essais. Mon second n’a plus à établir sa réputation. Mon tout couvre peu ou prou la variété immense du spectre qu’est aujourd’hui le cinéma américain indépendant.

C’est en 2007 que le nom de Jeff Nichols, finissant de la North Carolina School of the Arts, commençait à se murmurer, lorsqu’il nous révélait son ambitieux et rural Shotgun Stories avant qu’en 2011, Take Shelter ne confirme définitivement son statut d’étoile montante (Mud, son troisième, présenté à Cannes en 2012, n’a pas encore eu les honneurs d’une sortie en salles au Québec). C’est autour de 40 ans plus tôt, en 1976 précisément, que Paul Schrader, un ancien critique, attirait lui aussi sur lui tous les regards en écrivant le scénario du désormais mythique Taxi Driver (viendront encore Obsession pour De Palma, Raging Bull ou The Last Temptation of Christ) puis en réalisant quelques pièces marquantes de ce Nouvel Hollywood (Blue Collar, Hardcore, American Gigolo…) qui fait aujourd’hui tant rêver.

Deux mythologies américaines, – l’une réinventant les leçons du western, l’autre celles du film noir – déclinées à travers un cinéma aussi personnel que singulier, mais qui, par la coïncidence de deux entrevues passionnantes dans Filmmaker Magazine, se rejoignent cette semaine pour mieux nous laisser y lire un certain état du merveilleux monde du cinéma. Celui-là même dont les récents développements, tant technologiques que financiers, ont fait de l’instabilité une caractéristique essentielle. Celui-là même dont la réalité est bien loin des yachts et des piscines de champagne que tant de populistes décrivent la bave aux lèvres. Celui-là même tiraillé entre hier et demain sans réellement savoir où on en est aujourd’hui.

Dès sa première réponse, Nichols l’avoue ainsi candidement. Malgré son statut envié de jeune auteur qui compte, il ne vit que depuis récemment de son art. Pour Take Shelter, sa paye totale s’élevait en effet à 6000$, somme maigrelette qui ne lui a d’ailleurs été versée qu’une fois le projet achevé (pour compenser, Nichols était employé par une agence de pub à Austin). Et c’est avec la même franchise, plus lucide que cynique, qu’il évoque le public cible qu’il avait élu pour son premier long, les programmateurs de festivals (« Luckily, it ended up translating for more people than festival programmers, but I knew that was my point of entry into the marketplace »), avant d’expliquer comment la quête de financement pour ses deux films suivants en a aussi défini les contours créatifs. Comment, par exemple, la présence de stars comme Reese Whiterspoon ou Matthew McConaughey peut aider les pré-ventes internationales du film, donc aider à gonfler son budget, donc permettre une ambition formelle plus grande, celle en particulier de vénérer encore l’épique purement cinématographique du 35mm (« I’ve spent my whole career thinking about how to make 35mm Scope work. I love that frame and I don’t want to leave that frame »).

Une approche presque classique, à l’ancienne, du cinéma, portée par un idéalisme assez pur qui contraste avec les propos tenus par le vétéran Paul Schrader (dont le prochain The Canyons a été notamment financé par une campagne participative sur le web) dans le même magazine. Car si le plus jeune voit dans les nouvelles technologies un frein à l’épanouissement du « vrai cinéma » (à penser et voir sur un grand écran, dans une salle, dans le noir), le plus âgé y voit plutôt un puissant outil de libération à la fois des façons mêmes de faire un film, mais encore des chaînes monétaires qui emprisonnent les aspirants cinéastes. « The new technology allows people to make films very, very cheaply, but it also unhinges the vital connection that has existed for over 100 years between capitalism and motion pictures. Filmmakers are now free to make movies the same way you can make poetry, songs, paintings. You can make it for no money. (…) The entire dilemma of filmmaking has changed. It used to be how you get the money to make the film. Now it’s how do you get anybody to see it? ». Avouant ne plus croire à la possibilité de faire vivre les films en salles – lui-même use et abuse de son iPad et de son iPhone – ni même à l’influence des festivals, Schrader va même jusqu’à dire que si sa génération a du faire face à une crise créative (comment créer de nouveaux héros?), celle à laquelle les créateurs doivent faire face ces jours-ci en est une de forme : « we don’t know what movies are anymore. »

Persister ou s’adapter ? Croire encore à l’enchantement et prendre le risque de couler avec le navire ou accompagner les métamorphoses en n’ayant aucune idée de l’endroit où tout cela va nous mener ? De Nichols à Schrader, d’une génération à l’autre, malgré l’inversion, ce sont bien ces questions toutes darwiniennes qui semblent traverser et bouleverser notre paysage cinématographique mondial. Quant à leur issue possible, seul reste le réconfort de cette maxime : « dans toutes les crises, il y a une chance à saisir »

Bon cinéma d’hier et du futur, en attendant de savoir lequel est celui d’aujourd’hui

Helen Faradji


2 mai 2013