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Éditos

Bresson, toujours actuel

par Robert Daudelin

Il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images comme une couleur au    contact d’autres couleurs.[1]                                             

En avril 2000, Pierre Jutras, alors responsable de la programmation à la Cinémathèque québécoise, avait réussi à bâtir une rétrospective Robert Bresson. C’était avant la « révolution numérique » et ce n’était pas une mince affaire de trouver les copies film en 35mm. La rétrospective fut un grand succès : ceux qui avaient découvert Bresson dans les années 1950 le retrouvaient avec le même attachement ; à leur côté, une nouvelle génération faisait enfin connaissance avec l’un des maîtres du cinéma.

Dix-sept ans plus tard, la Cinémathèque nous convoque à nouveau : tous les films y sont, sauf Les Affaires publiques, court métrage de 1934, une pochade bien oubliable, comme le souhaitait d’ailleurs le cinéaste. Et, au vu des premières séances de la rétrospective, les têtes blanches, tant redoutées par les actuels directeurs de cinémathèques[2], et les cinéphiles de 20 ans, partagent à nouveau le même enthousiasme vis-à-vis une œuvre pourtant souvent qualifiée de difficile, voire d’hermétique.

Mais pourquoi ce besoin de revoir les films de Bresson? Et pourquoi, quelle que soit la génération à laquelle on appartient, y décèle-t-on une modernité et une actualité évidentes?

La réponse nous est peut-être soufflée par le cinéaste Bernard Émond qui, dans une entrevue radiophonique récente, déclarait : « Le cinéma actuel étant, malheureusement, souvent n’importe quoi, les films de Bresson nous redisent ce que peut être le cinéma ».

          Monter un film, c’est lier les personnes les unes aux autres et aux objets par les regards.  

Et ce cinéma, ou plutôt le « cinématographe », comme insiste à le nommer Bresson[3], est d’abord affaire de regard, de justesse du regard. Sur ce terrain les films de Bresson sont exemplaires : à partir du Journal d’un curé de campagne (1951), l’attention du cinéaste va se concentrer sur le regard – regard sur les êtres, sur les objets aussi. Jusque là le travail de cinéaste de Bresson s’inscrivait assez normalement dans une certaine tradition française : quelles que soient leurs qualités, Les anges du péché (1944) et Les dames du Bois de Boulogne (1945), sont des films de facture classique, faisant appel à des comédiens professionnels (Renée Faure, Silvia Montfort, Louis Seigner), bien connus du public français, voire une vedette (Maria Casarès) et éclairés selon les normes en cours dans les studios de l’époque.

Faire voir ce que tu vois par l’entremise  d’une machine qui ne le voit pas comme tu le vois.                                 

Il n’est pas abusif de dire que Le journal d’un curé de campagne est le « premier » film de Robert Bresson, celui qui porte très explicitement sa signature : acteurs non professionnels (Claude Laydu est un débutant, inconnu du public), importance des silences, poids du texte, rigueur des cadrages, rôle des hors champ, etc. Cette appropriation d’une écriture très particulière se précisera magnifiquement dans les deux films suivants, Un condamné à mort s’est échappé (1956) et Pickpocket (1959), ce dernier marquant un point de non retour (jeu à plat, ton recto tono) et annonçant explicitement la suite de l’œuvre.

Mais le cinéma de Bresson est aussi le cinéma d’un artisan qui vingt fois sur le métier remet son ouvrage. En cette affaire, il faut bien voir que le cinéaste, aussi convaincu soit-il de ses parti-pris – les rares entretiens qu’il a accordés (Godard-Delahaye, Schrader, Quéval) en témoignent éloquemment – n’est pas un théoricien : ses Notes sur le cinématographe n’ont pas la prétention d’être un essai; ce sont justement des « notes », vraisemblablement griffonnées sur un calepin, au hasard des accidents de travail. Chaque film de Bresson reprend en quelque sorte une proposition du film précédent pour tenter d’aller un peu plus loin dans la même direction – d’où l’intérêt de voir les films dans l’ordre chronologique. Et ce mouvement ne se démentira jamais, jusqu’à L’argent (1983), ultime geste d’un créateur entêté et décidé à forcer le mystère de l’homme.

 TRADUIRE le vent invisible par l’eau qu’il sculpte en passant.

Cette réflexion sur la nature humaine a d’ailleurs autorisé bien des malentendus, bien des interprétations abusives – le choix des cinéastes dit « bressoniens » proposé par la Cinémathèque pourrait en constituer un bon exemple. Le contenu des films de Bresson, son discours, est sérieux, ce n’est pas nécessaire d’insister : les références à Bernanos (adapté deux fois) et à Dostoïevski (adapté deux fois et référence évidente de Pickpocket), sans parler de la présence permanente du Mal et des enjeux moraux sur lesquels sont construits la plupart des films, n’échappent à personne. Néanmoins, c’est l’écriture des films, son équilibre, savant autant que fragile, qui fait la force du discours. Et c’est dans cette écriture que des cinéastes aussi différents que Béla Tarr, Aki Kaurismäki, Catherine Martin, Bruno Dumont ou Paul Schrader[4] ont pu se reconnaître et puiser l’inspiration de leurs films les plus forts.

Revoir Bresson… À la Cinémathèque, en 2034. Et d’ici là, faire bon usage de nos DVDs, histoire de rester en contact!

 


[1] Toutes les citations de Robert Bresson sont tirées de son livre Notes sur le cinématographe (Paris, Gallimard, 1975).

[2] Si on en croit les récents articles d’André Lavoie dans Le Devoir.

[3] Par opposition au « cinéma », qui est pour Bresson du théâtre filmé : « le cinématographe est une écriture  avec des images en mouvement et des sons » (in Notes sur le cinématographe).

[4] Auteur d’un Transcendental Style in Film : Ozu, Bresson, Dreyer (Los Angeles, University of California Press, 1972), ce cinéaste inégal a signé avec Light Sleeper (1992) un film explicitement bressonien, sorte de paraphrase de Pickpocket.


10 mai 2017