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Éditos

Briser les chaînes

par Helen Faradji

L’an dernier, on ne comptait plus les films à annoncer, prédire, entériner, jouer avec l’idée de la fin du monde. La crise avait tout balayé, les films, le nez dans la poussière, regardaient les hommes et le monde tomber avec plus ou moins de grâce, plus ou moins de sauvagerie. L’apocalypse, symbolique ou bien réelle, s’était faufilée partout, même au sein des amours les plus brûlants, des chansons les plus poignantes.

Dans la suite logique les choses, la donne semble pourtant autre cette année. Car des films vus en compétition et dans les sections parallèles, un seul même mot semble venir s’incarner en images : émancipation. De Céline Sciamma à Bennett Miller, de Myroslav Slaboshpytskiy (The Tribe, un choc repéré à la Semaine de la critique dont il faudra reparler, et dans le détail) à David Cronenberg, de Bonello à Kawase en passant par les films de loup-garous danois (When Animals Dreams) ou de petit malin américain (It Follows de David Robert Mitchell), autant de gestes de cinéma différents, autant de visions du monde singulières, certes. Mais aussi autant de regards posés sur des tentatives, plus ou moins fructueuses, de parvenir à exister hors, ou à côté, d’un monde qui ne fait plus sens, où l’on ne peut plus trouver ni protection, ni amour.

Pour certains, c’est la guerre, menée contre ses propres frères au nom d’idéaux iniques, qu’il faut tenter de fuir, non pas en abandonnant mais en tentant de construire un îlot, juste en périphérie de la fureur (le poétique et poignant Tombouctou d’Abderahmmane Sissako, le dansant et poli, si « qualité internationale » Jimmy’s Hall de Ken Loach). Pour d’autres, c’est sa condition d’artiste, qui dévore, qui consume et qu’il faudrait bien pouvoir apprendre à tenir à distance pour simplement pouvoir encore mettre un pas devant l’autre (Mr Turner de Mike Leigh, le sublime Saint Laurent de Bonello ou même, l’entraîneuse soixantenaire du touchant Party Girl incapable d’abandonner sa vie nocturne). Pour d’autres encore, les prisons n’ont rien de symbolique, les murs en restant bien concrets, malgré les fantômes (la cave du Captives d’Egoyan, l’Hollywood dégénéré revu et corrigé façon Cronenberg). Il y a encore ceux chez qui la simple condition d’être humain devient une cage dont les barreaux ne cessent de trembler, par les assauts d’une folie aussi émancipatrice que destructrice (Steve Carell en richissime homme d’affaires, mégalo et pervers narcissique dans le Foxcatcher de Miller, les femmes en mode hystérie déconnectées dans le Homesman de Tommy Lee Jones, le papa obligeant sa famille à une vie communautaire rurale dans Le Meraviglie d’Alice Rohrwacher, les différentes misanthropies et décadences chroniquées par Damian Szifron dans les sketchs de Wild Tales, les accès d’amours et de rages de Steve dans Mommy de Dolan).

Mais ces désirs et besoin d’émancipation laissent aussi un goût amer. Tous brisés, tous impossibles, tous entraînant ceux qui auront osé rêver à une autre monde, une autre vie, vers la drogue, la confusion, les regrets ou bien sûr, la mort.

Tous, sauf deux. Deux tentatives d’arraisonner le monde radicalement différentes, bien sûr, mais qui chacune font de l’émancipation un pas vers un espoir bien réel de réussir la réconciliation tant attendue entre l’homme et le monde. Chez Naomi Kawase (Deux fenêtres), d’abord, où l’acceptation de la mort, l’affranchissement des principes terrestres, permet une communion rare et harmonieuse avec la nature et enfin, une paix. Mais chez les Dardenne (Deux jours, une nuit), surtout encore, où en observant le combat de leur héroïne (étonnante Marion Cotillard) pour conserver son emploi en tentant de convaincre ses collègues de renoncer à une prime pour qu’elle le puisse, les deux frères combattent la crise avec un sens du suspense rare et assènent, sans lourdeur, cette morale bienfaisante : refuser l’enfermement par un monde idiot et égoïste, s’acharner à résister aux tentatives de noyer l’humain dans une mare poisseuse de rentabilité, se tenir debout dans un monde à plat-ventre, c’est bien encore la seule – et dernière ? – façon d’être heureux.

Pour y croire encore avec eux, on aurait pu souhaiter que les Dardenne fassent l’Histoire cette année à Cannes. Mais c’était avant Mommy. Avant que Dolan, plein d’une fougue, d’une sincérité, d’une générosité qui donnent envie d’oublier les effets clips ou les trop longues dernières minutes, ne s’impose comme le cinéaste le plus libre de toute cette compétition. Avant qu’il ne brise les carcans des formats d’images, qu’il ne mette à terre les conventions (pas de limites chez Dolan, et c’est exactement ce qui est beau), avant qu’il ne s’emporte dans un geste de cinéma fou, débridé, solaire malgré la noirceur. Avant qu’il ne nous coupe le souffle en s’émancipant de tout ce que l’on connaît du cinéma. Que la palme lui échappe ou non importe peu. A 25 ans, Xavier Dolan vient de nous montrer le visage qu’aura le cinéma de demain. Là est déjà sa victoire. Et la nôtre.

Bon festival

 


22 mai 2014