Éditos

Ça aurait du être le paradis

par Helen Faradji

« Bon voyage ». « Chanceuse ». Mercredi dernier, les au revoir sentaient l’envie, avant d’embarquer dans l’avion très matinal qui nous emmenait vers le festival de Los Cabos, tout en bas de la péninsule de Basse-Californie. Et on les comprenait. Des films – pas forcément de quoi nourrir l’appétit pour la nouveauté (Jobs, Room, Remember, Demolition ou Carol…), mais des films tout de même -, un hommage à Jean-Marc Vallée, un spotlight sur l’œuvre du jeune auteur indépendant américain Alex Ross Perry, du soleil, des palmiers… Un festival de classe moyenne dans un lieu de villégiature pour les privilégiés de ce monde, on a vu pire comme projet de fin de semaine.

Et puis, il y a eu l’arrivée à l’aéroport. Le bar, d’emblée, qui accueillait les visiteurs bouteilles de fort sur le comptoir. Le voyage en toute petite navette, où même Michel Franco, que personne n’a reconnu, n’arrivait pas à trouver de place. Et le trajet jusqu’à l’hôtel tout-inclus qui nous fit passer de la misère la plus noire (nous avons vérifié, elle n’est pas moins pénible au soleil), maisons en tôles sommaires, cours en sable laissées à l’abandon, pick ups filant à toute allure, leurs coffres emplis de travailleurs au visage las, enfants jouant près de l’autoroute, au luxe préfabriqué. Et au loin, à perte de vue, les montagnes, sauvages, belles, désertiques, encore préservées de la main de l’homme. Probablement pas pour longtemps, parce que là les chantiers de construction se suivent et se ressemblent, précédant de quelques mètres les fameux hôtels tout inclus où se parquent les touristes.

Le festival a commencé le soir même. Tapis rouge, gala, cocktail… Le lendemain matin, Jean-Marc Vallée, ravi, a annoncé qu’il préparait une série, comme les autres, pour le compte d’HBO mais gardait sous le coude deux histoires montréalaises qu’il aimerait un jour pouvoir réaliser. On a commencé à voir quelques films. Et puis, ça a été vendredi.

Dans le hall du Cinemex Cabo San Lucas, nous étions trois collègues québécoises. Au même moment ou presque, nos textos ont émis leur petit bip. Jamais un bon signe, les textos simultanés. « Encore des attaques à Paris ». L’annonce fut brève, déjà gagnée par un sentiment de fin du monde. On glanait, chacune scotchée à son téléphone, se donnant au compte-gouttes les quelques informations qui nous arrivaient. Perdues au milieu d’une foule littéralement indifférente, dans l’odeur écoeurante du pop-corn, les jambes tremblantes, le tournis d’être perdues seules au milieu de la foule, l’angoisse grimpait. Nos seuls textos nous rattachant au monde.

« On parle d’une dizaine de morts ». « Ils ont évacué Hollande ». « Il se passe quelque chose au Bataclan ». « On entend des tirs live à la télévision ». « Le bilan s’alourdit »… on a essayé de continuer la journée, mais le cœur n’y était pas. On ne pouvait pas attendre l’arrivée des navettes qui nous ramenaient autrement à l’hôtel. Alors, on s’est débrouillées, vite, pour pouvoir rentrer, retrouvant là cette même indifférence, rires fusant au bord de la piscine et alcool coulant à flots. Enfermée dans la chambre, le bruit de ce monde parallèle parvenant encore en sourdine, malgré les épais doubles rideaux tirés, c’est CNN qui a fait le lien, attisant atrocement la panique en prévoyant que tout cela allait recommencer dès demain. Facebook, lui est resté aussi ouvert pour vérifier que tel ami, telle collègue, tel membre de la famille allait bien et partager, virtuellement les pleurs et le choc que nous vivions de façon si surréaliste. On ne pouvait pas faire grand chose d’autre.

Le lendemain matin, ça a été rude. Perdues, encore, dans ce festival-carte postale, il a bien fallu se laisser gagner par le doute: comment et pourquoi continuer ? À quoi peuvent bien servir nos mots sur les quelques films vus jusque là ? Quelle utilité, quel rempart, quelle protection peuvent-ils bien offrir ? Pourquoi parler d’autre chose de ce qui, on va pas se mentir, ressemble à une guerre ?

La réponse semblera peut-être futile, dérisoire. Mais elle est autant dans les grandes décisions politiques que dans ce chacun peut, à sa mesure, même la plus petite. Elle est dans ces gestes quotidiens, aller au restaurant, prendre un verre sur une terrasse, discuter ensemble, que les Parisiens font courageusement depuis vendredi. Elle est dans ces gens qui osent, brillamment, lever le menton et essayer de trouver de quoi essayer de nous faire rire avec ça. Elle est aussi dans les films, dans l’art.

Parce que, à les regarder rétrospectivement, tous les films vus depuis la veille à Los Cabos, ne nous parlaient en réalité déjà que de ça. De la violence du monde. D’hommes perdus, déracinés, déboussolés. De repères explosés depuis trop longtemps. Du deuil psychotique vécu par le héros de Demolition à la folie polanskienne gagnant l’héroïne et à la toxicité de l’amitié dépeinte dans l’atmosphérique et impressionnant Queen of Earth d’Alex Ross Perry, en passant par l’hypocrisie, la violence et la lâcheté de l’Église catholique dénoncées par El Club de Pablo Larrain ou par la perversion de Las Elegidas du mexicain David Pablos, atroce plongée dans le monde de l’adolescence prostituée ou même par le seul titre prémonitoire du film gagnant de la compétition locale : I Promise You Anarchy, tous les films en rétrospective devenaient des signes, des alarmes.

Aller les voir nous a fait voir le monde avec un peu plus de clarté, de clairvoyance. En nous donnant à mieux comprendre ce qui ne fait aucun sens. En nous forçant à rester vigilant. En nous rendant sensible au monde qui nous entoure.

Oui, ça aurait du être le paradis. À la place, une porte s’est ouverte sur l’enfer. Mais, puisque nous pouvons aussi compter sur ceux qui nous aident à le regarder, le monde ne peut pas nous faire trop peur.


19 novembre 2015