Éditos

Changer la donne

par Helen Faradji

Évidemment, il y a cette élection de mardi soir. Ce sentiment terrible et tétanisant que le monde s’en va droit à la catastrophe. Ce découragement même si l’on sait bien que seule une résistance encore plus marquée aux idées les plus racnes est la seule solution. Mais cette page qui vient de se tourner, nous en reparlerons. Car il faudra du temps pour digérer. Pour comprendre. Pour essayer, malgré tout, de trouver la brèche d’où filtrera un peu de soleil.

    En attendant, la roue tourne encore…

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Faut-il que ce soit eux qui s’en occupent directement ? À voir la faillite quasi-systématique des stratégies employées de nos jours par les diffuseurs ou les distributeurs, on se le demande. Et on accueille forcément avec un immense plaisir toutes les nouvelles initiatives capables d’au moins un peu redonner le goût du cinéma, d’où qu’elles viennent.

Dans les dernières semaines, une annonce a en effet su redonner un peu d’espoir à une industrie cinéma quand même raplapla. En effet, si la presse spécialisée n’a en effet qu’à peine parlé de la nouvelle école de cinéma créée par Carlos Reygadas au Mexique où Amat Escalante ou Julio Hernandez Cordon (I Promise You Anarchy) enseigneront notamment aux élèves comment se débrouiller avec des budgets bien modestes, – car cela relève presque de la logique – elle s’est par contre réveillée à l’annonce de l’autre nouvelle, celle qui pourrait bien tout changer.

Comme l’expliquait Screen, Jia Zhang-ke lui-même a en effet annoncé lors de son passage au festival de Mumbai qu’il ouvrait un immense réseau de salles Art et Essai qui devrait se déployer à travers tout le territoire chinois. Le genre de nouvelles qui bien sûr fait plaisir au cinéphile soucieux que les Chinois aient accès à autre chose que des versions plus ou moins expurgées de Captain America 56, mais le rend aussi un peu envieux, forcément, de voir un héros en chair et en os servir cette cause du cinéma avec une passion, un courage et un dévouement qui semblent, ailleurs, s’étioler un peu plus chaque jour. Imaginez si Xavier Dolan décidait de créer sa chaîne de salles entre Matane et Bâton-Rouge…

Au-delà du geste, il convient aussi de s’attarder quelques instants sur ce qu’une telle ouverture pourrait signifier. Car il ne s’agit pas d’une salle branchée de Brooklyn où les recettes de ventes de bière seront toujours plus élevées que celles des entrées aux films, ou de celles d’un bar qui projette quelques films cultes. Non. Comme on dit dans le langage, c’est peut-être un game changer dont ce cinéaste de génie vient de mettre en place les conditions.

C’est que commercialement, aujourd’hui le marché chinois est placé second, juste derrière les Etats-Unis. Qu’il s’y ouvre en moyenne dix nouvelles salles par jour depuis sept ans. Que les millions qu’un film peut y engranger font ou défont sa « carrière ». Un marché follement puissant, donc, mais principalement, pour ne pas dire uniquement, dominé par les blockbusters qu’ils viennent de Chine ou des États-Unis. Ces nouvelles salles leur sont peu ou prou réservées (95% de la programmation).

Évidemment, Jia Zhang-ke en ouvrant son réseau de 100 salles (qui sera par contre lui aussi soumis au bureau de la censure national, avec qui les films de Zhang-ke ont eu si souvent maille à partir), qu’il promet d’augmenter de 400 nouvelles bientôt, ne peut pas ne pas y avoir pensé. Un marché aussi significatif dont une partie pourrait renverser la tendance en refaisant du cinéma d’auteur national et international un art fréquenté en salles… (dans son speech, Jia Zhang-ke précisait ainsi que son Moutains May Depart avait été vu par 1.2 millions de personnes en salles, et 10 millions sur le web). Puisqu’il semble bien que seuls les chiffres peuvent faire une différence et indiquer le succès ou non, ce réseau, appelé National Arthouse Film Alliance pourrait bien réussir à changer la donne.

En 2017, la Chine devra renégocier avec l’OMC son quota d’importations de films étrangers (en ce moment: seulement 34 films par an, tous quasiment hollywoodiens). Et vu l’essor du marché cinéma là-bas (salles, donc, mais également projet pharaonesque de construction d’un studio-circuit de salles-complexe immobilier ou rachet par un milliardaire chinois de la société créatrice et productrice des Golden Globes), le moment est presque trop parfait pour ne pas être saisi. Que l’on soit en train d’assister à un changement de garde entre Hollywood et la Chine ne serait probablement pas si une mauvaise nouvelle. Tant que Jia Zhang-ke est là.


10 novembre 2016