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Éditos

Ciao, la gueule

par Helen Faradji

Impossible à nier, James Gandolfini avait ce qu’on appelle bien trivialement une gueule. Un de ces visages qui vous impriment la rétine jusqu’à la fascination. Des traits parfaitement marqués et pourtant indéfinissables, faisant sans cesse hésiter son sourire entre cruauté la plus noire et douceur la plus mélancolique. Un regard marqué, chargé, capable d’exprimer les sentiments les plus vils autant que la tendresse la plus ronde ou la tristesse la plus profonde. Un sourire qui arrondissait encore ses contours, mais laissait toujours subsister un doute. Le genre mystérieux, insondable, déstabilisant, dont les réalisateurs, en tout cas les plus malins, autant que les spectateurs raffolent.

Personne ne s’y est d’ailleurs trompé lorsqu’en 1999, l’âge d’or des grandes séries américaines balbutiant encore, sa silhouette massive, son envoûtant regard mi-brutal, mi-las et ses origines mixant l’enthousiasme italien et l’apathie du New Jersey s’étaient mis entièrement au service de cet incroyable personnage, Tony Soprano. Un boss de la mafia, oui, mais un boss dépressif, sujet à de terribles crises d’angoisse. Un Droopy du crime. Un névrosé de la gâchette. Un désaxé du cran d’arrêt. Un type capable de tuer froidement d’une main et de sécher ses larmes (et les nôtres) de l’autre, de vous charmer d’un sourire ou d’un clin d’œil avant de vous remettre à votre place d’une claque sèche. Une gueule, là encore, dévisagée dans ses moindres recoins, dans ses ambiguïtés les plus folles et les plus abyssales, histoire de vérifier si les brigands ont bel et bien une âme jusqu’à ce plan final, en 2007, où son regard se perdait vers les hauteurs avant de laisser une génération de spectateurs abasourdis par la puissance phénoménale de cet acteur-monstre.

Gandolfini avait beau déjà avoir usé ses larges fonds de culotte à Broadway (dans Un tramway nommé désir) ou chez Tony Scott (l’inoubliable tueur à gages de True Romance), c’est bien HBO et David Chase qui auront fait de lui une star en le préférant à Ray Liotta ( !) et lui permettant d’aligner un Golden Globes et trois Emmys. D’ailleurs, à l’annonce de sa mort, le 19 juin dernier des suites d’une crise cardiaque à 51 ans, la plupart des médias se sont laissés prendre au piège. Tony n’est plus, titrait-on, la larme au clavier. Le rôle avait vampirisé l’acteur. La télé avait vampirisé la carrière.

Dommage. Car si Gandolfini nous aura certes offert quelques-unes des heures de télé les plus marquantes de la décennie, son décès nous rappelle aussi qu’Hollywood, contrairement au petit écran, ne semble plus savoir que faire de ces acteurs résistant aux conventions qu’elle s’est elle-même imposées (plus jeunes, plus minces, plus blonds), oubliant ce temps lointain et pourtant béni où les volumes maléfiques et enjôleurs d’un Orson Welles ou d’un Brando ou les angles cabossés d’un Bogart pouvaient plus pour un film que toutes les campagnes marketing des trois Transformers réunies. Tony Soprano le savait bien, lui qui dès les premiers moments de sa série regrettait la disparition de ces acteurs follement charismatiques, les strong silent types comme il les appelait. Jake Scott et son tristement méconnu Welcome to the Rileys et Andrew Dominik avec Killing them Soflty s’en seront, eux, heureusement souvenu, offrant à Gandolfini des rôles sur mesure au cinéma, le premier celui d’un père tentant d’oublier le décès de sa fille en prenant soin d’une jeune strip-teaseuse, le second celui d’un tueur à gages alcoolique et lâche. Trop peu, trop tard, cependant.

James Gandolfini n’aurait pas eu le temps de renvoyer le cinéma américain dans ses cordes. Il n’aura pas eu le temps de s’imposer sur grand écran, hors de tout carcan, hors de tout doute.  Il aura par contre eu celui d’inverser une tendance en imposant l’idée qu’aujourd’hui, c’est bien aussi sur petit écran qu’on trouve ce mystérieux « stuff legends are made of ».

Bon cinéma, devant tous les écrans


28 juin 2013