Je m'abonne
Éditos

Cinéma de l’urgence

par Helen Faradji

L’été, c’est toujours un peu la même chose. Michael Bay, ou un de ses clones, truste le haut de l’échelle culturelle, la météo et le dénichage de chalet se font sujets collectifs à disséquer, les sagas festivalières s’enchaînent et se ressemblent… Tandis que des conflits armés, lointains, occupent timidement le devant de la scène avant que d’autres ne les en chassent en explosant plus fort.

Cet été, la Syrie, par exemple, n’a plus droit aux unes. Le rapport de force ukrainien ou l’inextricable conflit israélo-palestinien ont pris les devants. C’est qu’en Syrie, la lutte opposant le régime de Bachar Al-Assad aux rebelles, dure depuis 2011. Sans discontinuer. Et elle a beau mettre en péril l’équilibre, déjà bien fragile, de toute la région, les morts – souvent civils – qui s’y comptent par milliers s’entassent, mais ne font plus la nouvelle.

C’est là, au cœur de cet étrange ballet médiatique où une sensation du moment n’attend pas l’autre, que le cinéma peut, peut-être, faire une différence. C’est du moins ce que croient – et on aimerait le croire avec eux – les membres autodidactes du collectif Abounaddara. L’automne dernier, durant le Festival du Nouveau Cinéma, leur voix, militante, artistique et politique, avait été entendue une première fois, grâce à un programme de courts témoignant de la méthode du groupe : bénévolat, autoproduction, quotidien et urgence.

Car si ledit collectif existe depuis 2010, et servait au départ un objectif de création clair (filmer des documentaires mettant de l’avant la vie quotidienne des Syriens), il est, avec la guerre, devenu un véritable outil de résistance, dont les éclats se font entendre avec de plus en plus de fermeté. Chaque vendredi, sur leur page Vimeo, Abounaddara publie en effet un court-métrage, jouant des frontières entre la fiction et le documentaire et épousant l’élan de ce qu’ils nomment eux-même un « cinéma de l’urgence » pour mieux dire la guerre, cette maudite guerre, hors des circuits officiels et souvent pernicieux de l’information, dans ce qu’elle peut avoir de plus quotidien, de plus détestable.

De 1 à 5 minutes, ces films de qualité bien réelle (Of Gods and Dogs a gagné cette année le Grand prix du jury à Sundance) se déclinent en autant de gestes de cinéma qu’il peut y avoir de sensibilités artistiques au sein de ce collectif (le nombre précis de membres n’est pas connu, pour assurer leur sécurité). D’une violence « banale » insoutenable, d’une attention documentaire précise, d’une sensibilité poétique singulière, d’une charge ironique féroce… tous ont par contre en commun leur noble ambition de remettre le citoyen syrien au cœur de toutes les préoccupations. Non plus chair à canon anonyme, mais homme de chair et de sang à qui le cinéma peut offrir, l’espace de quelques minutes, de quelques partages, une représentation concrète et digne.

Car si, bien sûr, ces films appartiennent, comme tant d’autres initiatives, à la catégorie « tirs symboliques contre le régime », si bien sûr, l’utilisation du web par le collectif comme outil de diffusion semble porté par une idée de résistance plus que légitime à l’oppression, reste que c’est aussi ce qui touche d’abord dans ces films. L’impression que l’humain y redevient le centre de l’attention. Le sentiment que ces guerres, cette guerre, n’existent pas qu’en fonction des espaces que peuvent leur donner les rédactions des journaux selon le jour ou l’humeur, mais que ce n’est qu’en tournant son regard vers le plus journalier, le plus « ordinaire » que l’on peut réellement en mesurer l’impact, le ressentir et s’en indigner.

À cela, le cinéma est peut-être plus fort que le reste. Des horreurs quotidiennes, il est en effet, par la multitude de regards qui l’habitent et le traversent, par le courage aussi de ceux qui ont renoncé aux armes ou à la soumission, parfois au péril de leur vie, pour faire d’une caméra leur outil de lutte, capable de faire et transmettre un portrait saisissant, équilibré par les notions de perspective, de compréhension et d’information, porté par autant de regards ouverts et complexes, profonds et révolutionnaires.

Des cinéastes citoyens? Des citoyens cinéastes? Peu importe. Car lorsque création et résistance s’unissent ainsi, lorsque des images venant de l’autre bout du monde peuvent résonner avec la même force dans un salon syrien que montréalais, c’est que, quelque part, le cinéma est utilisé à ses meilleures fins.

Bon cinéma


24 juillet 2014