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Éditos

Cinéma et littérature

par Bruno Dequen & Damien Detcheberry

Maintes fois évoquée, l’idée d’un numéro consacré aux liens passionnels et parfois conflictuels entre la littérature et le cinéma a souvent été repoussée. La faute en partie aux nombreuses pistes d’écriture potentielles qu’un si vaste sujet appelle d’emblée, mais surtout au désir commun de ne pas élaborer un dossier qui ne serait qu’une accumulation de cas d’adaptations. Certes, il est impossible d’aborder les affinités électives entre la littérature (et plus spécifiquement ici la littérature romanesque) et le cinéma sans écrire sur l’adaptation cinématographique. En effet, la simple évocation de cette boite de pandore fonctionne comme un test de Rorschach : elle renvoie chaque lecteur, chaque cinéphile, à des expériences idiosyncratiques de lectures solitaires, transfigurées grâce à de grands cinéastes en plaisirs partagées dans une salle de cinéma, mais aussi à des frustrations intenses face à des romans fétiches trahis par de médiocres faiseurs, et surtout à des débats sans fin sur la pertinence de transposer telle ou telle œuvre à l’écran.

Depuis ses débuts, le cinéma puise dans le roman, y cherchant souvent un récit inspirant – et facilement transposable – et, plus rarement, un imaginaire, un ton avec lequel dialoguer. Si la question de l’adaptation demeure partie prenante de ce numéro, elle y est observée sous de multiples angles. Les courts textes sur des adaptations cinématographiques dans notre index proposent ainsi une porte d’entrée (ou de sortie) traditionnelle. En faisant un pas de côté, ce sont des écrivains souvent portés à l’écran qui ont suscité notre attention, qu’il s’agisse de Georges Simenon, de Philip K. Dick ou encore de H.P. Lovecraft (réputé inadaptable et pourtant souvent adapté). Avec comme fil d’Ariane cette même interrogation : quels films ont réussi à traduire avec justesse l’essence de la création littéraire ? Et, dans les cas de K. Dick et Lovecraft, quelle influence leurs univers respectifs ont-ils eu sur le cinéma en dehors des adaptations strictes de leurs œuvres ? Impossible par exemple de penser à eXistenZ de David Cronenberg ou à certains des meilleurs films de John Carpenter sans avoir en tête l’un de ces deux romanciers. Il n’est donc point question ici de dresser une liste des « bonnes » adaptations, mais plutôt d’observer comment les deux arts parviennent à s’inspirer, voire, pour reprendre les propos de Cronenberg, à « s’infecter » l’un l’autre. Parfois, le processus d’adaptation révèle ainsi des tensions insolubles au sein des œuvres d’origine, comme le démontrent les films Marvel qui privilégient trop souvent la structure narrative pourtant peu inspirante des comic books sur leur débordante invention visuelle.

Aux textes portant sur des auteurs (sur)adaptés répondent ceux qui explorent l’univers de cinéastes passionnés d’adaptation. Cronenberg, tout comme Ang Lee, Éric Rohmer et Manoel de Oliveira, font ainsi l’objet d’études spécifiques. Ce groupe hétérogène possède en effet des points communs inattendus. Tous passionnés de littérature, ces cinéastes font plus souvent qu’autrement preuve d’une grande fidélité à l’œuvre portée à l’écran tout en réfléchissant en profondeur aux enjeux ontologiques que l’adaptation suscite. Pour Lee par exemple, il s’agit parfois de repenser la nature allégorique de certains éléments du récit à travers l’usage du CGI. Pour de Oliveira, il sera progressivement question de théâtraliser la parole pour mieux représenter la vie évoquée par le texte. Pour Rohmer, l’adaptation passera tantôt par la prise en compte des références picturales des époques représentées, tantôt par une symbiose entre théâtralité affirmée et inscription des corps – et de la caméra – au cœur d’une nature imprévisible. Pour Cronenberg enfin, c’est véritablement le texte qui dicte l’adaptation, que cette dernière soit minimaliste et littérale (Cosmopolis) ou au contraire dense et nécessairement infidèle à la lettre de l’œuvre (Naked Lunch). Quelles que soient leurs approches, chacun de ces cinéastes pense constamment la nature même de l’adaptation. C’est d’ailleurs cette réflexion en train de se faire que nous sommes allés chercher en demandant à Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval de nous partager leurs notes d’intention entourant le projet Histoire de la violence, adaptation cinématographique en développement d’un roman autobiographique d’Edouard Louis qui mettra en scène Xavier Dolan : « le scénario du film s’est construit à la fois à partir du roman, des matériaux documentaires réunis lors de nos enregistrements avec Edouard Louis, et la manière dont tout cela résonne avec nos désirs cinématographiques.1 » Cette évocation d’un triple mouvement indispensable entre cinéma, littérature et réel rappelle avec justesse le dialogue complexe qui se noue autour des projets d’adaptation. Un mouvement de pensée qui est également visible dans la représentation que le cinéma a pu faire de certains auteurs, comme le démontre Apolline Caron-Ottavi dans son étude de quatre portraits d’écrivaines à l’écran. De même que dans l’entretien que nous a accordé Mireille Dansereau pour accompagner l’édition DVD du Sourd dans la ville, adaptation mémorable de Marie-Claire Blais.

Si la littérature a inspiré de nombreux cinéastes, il ne faudrait pas oublier que le cinéma lui-même a eu une influence notable sur de nombreux auteurs, comme nous le rappelle Marc Mercier dans un texte sur le roman noir inspirant et inspiré par le cinéma. Nous pourrions également penser à l’écriture filmique d’un James Ellroy, qui avait fait l’objet d’un article passionnant de Luc Moullet, il y a quelques années2. Il était par conséquent important d’amorcer ce dossier avec deux écrivains/cinéastes, Emmanuel Carrère et Claire Legendre, qui témoignent tous deux, le premier à travers un portrait dressé par Cédric Laval, la seconde grâce à un long entretien piloté par Ralph Elawani, des multiples enjeux entourant les rapports entre cinéma et littérature. Pour le premier, passionné de cinéma et pourtant assez mal adapté (notamment par lui-même), l’écriture mixte, entre récit personnel et enquête journalistique, de même qu’une prédilection pour la description de pensées intimes, rend presque impossible toute tentative d’adaptation. Et ce n’est que lorsqu’un projet de film devient roman autobiographique qu’une véritable voie semble s’ouvrir. Alors que pour Claire Legendre, l’influence du cinéma sur sa propre conception du monde, de même qu’un ancrage dans le réel, semble appeler naturellement l’auteure vers le documentaire.

Auteurs vampirisés par le cinéma, films obsédés par la littérature, cinéastes/écrivains, écrivains/cinéastes, ce ne sont que quelques-unes des pistes abordées dans ce numéro qui demande déjà une suite… ou une adaptation.

 

— Bruno Dequen et Damien Detcheberry

1. « Histoire de la violence – Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval adaptent Edouard Louis », p. 66-73

2. Luc Moullet, « James Ellroy et la révolution de 89 », Piges choisies, Capricci, 2009.


12 Décembre 2018