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Éditos

CINÉMA QUÉBÉCOIS – VENTS CONTRAIRES

par Marie-Claude Loiselle

Certains cinéastes ne font pas des films, ils incarnent le cinéma. Incarner : donner à quelque chose d’imma­tériel, à une idée une forme sensible, charnelle : un visage, un corps. Des visages et des corps qui, ensuite, ne quitteront plus nos esprits et notre chair en s’incorporant eux-mêmes à ce qui nous constitue le plus intimement. Antonioni et Oliveira, dont il est question dans les pages qui suivent, sont de ceux-là.

Oliveira bien sûr, dont on ne peut ignorer la phénoménale longévité qui l’aura fait traverser un siècle d’histoire et plus d’un demi-siècle de cinéma, qu’il a transformé en le dépouillant de ce qui avait fait sa séduction pour « nous lier au présent de la perception », comme le souligne si justement André Roy (p. 50) dans son texte qui salue le cinéaste disparu en avril dernier.

Mais Antonioni d’abord. Si nous l’avons placé en ouverture de ce numéro, c’est que son cinéma agit comme un puissant révélateur : du réel, d’un monde en mutation, qui nous interroge radicalement et nous permet aujourd’hui de mieux mesurer encore l’espace non pas qui nous sépare, mais qui nous lie au monde qu’il a filmé. À ce passé immédiat devenu plus que jamais présent. C’était aussi pour nous une manière de voir quelle réaction chimique provoque l’exposition des films dont il est question dans les quelques textes consacrés au cinéma québécois actuel à ce que nous a légué celui d’Antonioni. Cela évidemment pas dans le but de les comparer, mais plutôt de se rappeler comment de nouvelles forces peuvent être injectées dans le cinéma par l’élargissement du monde qu’il provoque. Revoir Antonioni, c’est puiser à même ces forces-là, dans ce « cinéma de voyant », tel que le nommait Deleuze, qui ravive en nous la puissance de voir et de regarder, le ravissement d’être intensément présents au monde.

Par un retour sur la part la plus en vue du cinéma québécois, celle souvent célébrée et largement commentée, nous avons cherché à saisir ce qui s’y est transformé (ou pas) pendant plus d’une année où nous sommes demeurés silencieux à son sujet. Une année pendant laquelle la revue ne s’est pratiquement pas penchée sur les films qui ont été réalisés ici, attendant (peut-être) d’avoir le recul nécessaire pour les situer dans l’état plus général d’une production qui nous a offert peu de perspectives vraiment stimulantes. Il s’agit donc moins de faire la critique de ces films que de comprendre d’où viennent certains travers persistants que nous observons. De s’interroger sur la nature de ces films à qui on attribue le mérite de renouveler le cinéma alors qu’ils perpétuent une sorte de blocage que la personnalité plus ou moins marquée de l’univers de chaque auteur ne suffit pas à dynamiter. Personnalité devenant plutôt chez certains une marque de commerce… comme pour Xavier Dolan (p. 11). Blocage persistant malgré la volonté de quelques-uns de se confronter à l’immobilisme de la société en dressant, tels Simon Lavoie et Mathieu Denis dans leur « trilogie de l’aliénation » (comme la nomme Philippe Gajan, p. 14), le portrait d’un Québec devenu héritier « à bout de souffle » de la Révolution tranquille. Un immobilisme qui est par ailleurs lourdement entretenu par un nombre incalculable de films qui se trouvent prisonniers d’un cadre formel et mental, d’une manière de (rigoureusement… ou religieusement) (en)cadrer le réel (p. 18).

Nous complétons ces quelques textes par une rencontre avec Olivier Godin, dont le premier long métrage, Nouvelles, nouvelles, prend l’affiche ce mois-ci à Montréal, après qu’il ait réalisé plusieurs courts métrages où se dessinait déjà un univers poétique, assimilable à rien de connu, révélant un esprit véritablement singulier. Pas étonnant que le cinéaste Simon Galiero, qui mène ici l’entretien, se soit pris d’affection pour ce cinéma hors-norme, à la sensibilité délicate et profonde – aussi loin puisse-t-il paraître de ses propres chemins d’exploration.

Autre entretien dans ce numéro, celui avec Theodore Ushev revient sur une œuvre éclectique et imposante faisant de cet expérimentateur de formes une des figures les plus importantes de l’animation actuelle. Nicolas Thys parlait déjà dans son texte du numéro 163 (« 100 cinéastes qui font le cinéma contemporain ») de la « visée révolutionnaire du cinéma et des nouvelles technologies » tels qu’explorés par Ushev, et c’est ici encore le portrait d’un homme imaginant sans cesse des moyens inédits d’ancrer sa création dans le tumulte de la vie et du monde qui se dégage de cette rencontre stimulante. Occasion pour 24 images de réitérer l’importance de mettre en lumière une pluralité de démarches qui arpentent les chemins de traverse du cinéma contemporain.


17 août 2015