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Éditos

Crémeux ou traditionnel ?

par Helen Faradji

Hauts lieux de découverte des films et des auteurs dont l’on espère qu’ils feront le cinéma de demain, les festivals sont aussi, et probablement même davantage, les endroits où le cinéma montre son vrai visage, celui d’une industrie, fonctionnant comme toutes les autres sur le bon vieux principe de l’offre et de la demande.

Sundance, premier à partir le bal annuel, n’y fait pas exception. Et cette année, plus que jamais, c’est la confusion qui semble régner. Car à bien regarder toutes les nouvelles industrielles provenant du front utahain, c’est en effet à un grand rebrassage de cartes que paraissent inviter les quelques décisions annoncées. Si tout le monde cherche désespérément son hit, comme d’habitude, l’arrivée de nouveaux joueurs majeurs (Netflix et Amazon) bouscule les façons de faire et pousse les représentants du merveilleux monde du cinéma à courir comme des poules sans tête à la recherche de la première branche à laquelle s’accrocher pour survivre au désastre annoncé.

À ce petit jeu, c’est évidemment le cinéma dit d’auteur qui perd des plumes. Ainsi, le New York Times rapportait en début de semaine cette déception semblant partagée par plusieurs distributeurs présents à la grand’messe de Robert Redford : « some attendees, especially distributors seeking potential hits, are complaining that this year’s festival has fallen too deep into the art house rabbit hole. », ceci expliquant sûrement pourquoi, aux yeux de nombreux observateurs, le marché de Sundance paraît cette année commercialement peu profitable.

Trop pointu, trop arty, trop niché, ce cinéma indépendant dont Sundance s’est fait le promoteur le plus engagé depuis des années ? Ou tout simplement trop peu commercial pour ceux qui décident de ce que nous verrons ou non en salles et qui semblent sérieusement en panne de flair depuis de trop nombreuses années, ce qu’ils payent aujourd’hui au prix fort ? Car si ces films d’auteur sont snobés par les distributeurs traditionnels, ils se font du même temps mettre le grappin dessus par ces nouveaux joueurs qui ne font ainsi que souligner qu’il y a définitivement quelque chose de pourri au royaume du cinéma. Tel que nous le connaissions en tout cas.

A Sundance, la sensation cette année semble en effet s’appeler Manchester By The Sea. Nouvelle réalisation du new-yorkais Kenneth Lonergan (scénariste de Gangs of New York, réalisateur de Margaret et de You Can Count on Me), produit entre autres par Matt Damon, le film évoque le drame d’un jeune homme devenu orphelin à 16 ans et dont l’oncle va devoir s’occuper, et réunit Casey Affleck, Kyle Chandler et Michelle Williams. Le genre de petit film « pour adultes » qui, fut un temps, aurait attisé l’impatience des cinéphiles et fait plus tard le bonheur des exploitants de salles de répertoire. Mais ça, c’était avant.

Car l’aventure de Manchester By The Sea à Sundance se fait en effet, malgré elle, symbolique, des changements majeurs affectant l’industrie. Rassurons-nous, le film a bien été vendu. Et au montant assez faramineux de 10 millions de dollars, merci bonsoir. Mais après une nuit d’enchères, exit Sony, Universal, Fox et Lionsgate. La coquette somme a en effet été déboursée par… le service VOD d’Amazon qui a ainsi pu s’offrir les droits de distribution du film – dont la plupart des critiques prévoient déjà la présence aux Oscar… 2017 – sur le territoire américain, droits dont ils pourront profiter en s’adjoignant les services d’un distributeur « traditionnel » en salles tout en gardant la main-mise sur tous les droits d’exploitation en VOD (la grande question restant : quand au juste aura lieu cette sortie sur internet ?).

Mardi, on apprenait que le même Amazon avait également mis le grappin sur le fort attendu Wiener-Dog de Todd Solondz, rien que ça. Et avant même le début de Sundance, Netflix avait fait le même genre d’opération achetant les droits de The Fundamentals of Caring (avec Paul Rudd) et de Tallulah (avec Ellen Page).
La crise traversée par l’industrie du cinéma au cours des dernières années, marquée par une perte nette de profits assez vertigineuse n’est assurément pas un mythe. Mais peut-être est-elle surtout une crise d’un modèle ancien qui semble avoir fait son temps. Et peut-être faudra-t-il accepter que ceux que l’on a probablement désigné un brin trop vite comme les fossoyeurs d’un système en seront peut être les sauveurs…


28 janvier 2016