Cynisme : avant/après
par Helen Faradji
Ils sont deux « underdogs », une femme dans un monde d’hommes, la seule à avoir pu décrocher une statuette qui fait joli sur la cheminée, et un acteur raté dans un monde où seul le succès fait exister, mais dont le film a été adoubé par le président lui-même. Ils révèlent, chacun à sa façon, un secret en levant le voile sur un pan de l’histoire plus ou moins occulté. Ils plongent chacun dans les entrailles de la CIA et tous deux font face à l’accusation suprême d’être trompeurs. Le premier par les Républicains, la CIA elle-même, Amnistie Internationale et plusieurs membres de l’Académie, dont Martin Sheen. Le second par les autorités iraniennes qui ont choisi de répliquer en « rétablissant la vérité » dans un autre film qui sera réalisé sous contrôle du gouvernement.
Pour Argo, troisième réalisation de Ben Affleck relatant comment une fausse équipe de tournage façonnée par un agent de la CIA a pu « régler » la crise des otages iraniens en 1979, c’est un triomphe (Affleck vient de remporter sous les hourras les Golden Globes du meilleur réalisateur et meilleur film). Pour Zero Dark Thirty qui évoque la traque d’Oussama Ben Laden entre 2001 et 2011 par la même agence, c’est un scandale aux proportions internationales. Une agence, deux réponses, deux façons d’envisager comment le cinéma peut s’approprier un moment de l’Histoire, mais surtout deux façons de construire une mythologie.
Celle d’Argo, qui évoque donc l’exploit tout à fait véridique de Tony Mendez, un spécialiste de l’exfiltration, a tout d’un conte de fées. Et s’il se tient loin de la réalité des faits, qui cela dérangera-t-il, tant le film d’Affleck vend, à grands renforts de scènes efficaces, une idée de l’Amérique triomphant du « mal », sans armes ni violence, par sa créativité et son imagination tout terrain ? Argo est en ce sens un film utopique, un film d’avant le cynisme, un film qui s’inscrit parfaitement dans la conception même que se faisait Orson Welles d’Hollywood comme une machine à rêves. L’illusion du réel qu’il donne est parfaite, n’exigeant de personne qu’il perce l’écran de fumée. Et la CIA devient alors non plus ce monstre opaque et tentaculaire, mais un repaire de gentils farfelus sur qui l’on peut toujours compter pour se sortir d’un mauvais pas. Que cette histoire soit vraie ne fait alors qu’augmenter l’intense sentiment de réconfort en servant de socle à une fiction qui n’avance jamais masquée.
Le cas de Zero Dark Thirty est évidemment bien plus problématique. Pourtant, comme Argo, il ne s’échine à montrer qu’un côté de la médaille (la CIA contre les Autres) ; comme Argo, il se conclut sur une « victoire » ; comme Argo, il « vend » l’idée d’une Amérique triomphante. Mais à l’inverse d’Argo, le film de Kathryn Bigelow refuse la voie de la douce et confortable illusion pour faire du réel sa pierre angulaire, optant sans détour pour une dimension pseudo-documentaire troublante. Troublante, car elle rend nécessairement ces fameuses scènes de torture ouvrant le film, et par lesquelles le scandale est arrivé, trop « vraies » pour ne pas être comprises comme endossées par la réalisatrice et son scénariste (et la présence de Jessica Chastain se baissant pudiquement les yeux devant l’horreur un quart de seconde avant de devenir plus autoritaire que les autres n’arrange rien). Troublante encore parce que Bigelow semble se cacher derrière cette obsession pour le réel comme derrière un paravent pour ne pas faire son travail de cinéaste, soit interpréter le monde, le regarder avec un point de vue sans se contenter d’illustrer les faits de façon tonitruante. Troublant enfin parce qu’en refusant ainsi de prendre position, en refusant de réfléchir, Zero Dark Thirty laisse la porte ouverte à une vision fort déplaisante de l’Amérique : celle d’un pays de va-t-en-guerre, prêt à perdre toute humanité pour assouvir son désir de vengeance insensé, qui ne doute pas une seule seconde de son bon droit, avançant vers la mort, seule destination possible de ce voyage odieux, la fleur au fusil, convaincu que là sera sa paix.
Une fois passés dans le tordeur mythologisant de la fiction yankee, l’Histoire et le réel sortent lessivés. Il faudrait être bien naïfs pour penser le contraire. Mais on préférera toujours les mensonges cousus de fil blanc mais assumés d’un Argo au terrible et dangereux manque de courage de Zero Dark Thirty.
Bon cinéma
Helen Faradji
17 janvier 2013