David et Goliath, bis repetita
par Helen Faradji
L’histoire se passe en France. Mais elle aurait assurément pu se passer ici. Car, contrairement à tout ce qui voyage mal (l’humour, certaines valeurs, les produits frais), les lois du marché, elles, ont cette insigne qualité d’être rigoureusement les mêmes partout et de nous soumettre tous aux mêmes conséquences. Cinéma, films et salles compris.
Bien sûr, tout le monde s’en doutait. Des voix s’étaient même élevées au moment de la fermeture d’ExCentris pour le dénoncer mais l’écho n’avait pas été assourdissant, pour dire le moins. Cette fois, un rapport vient pourtant l’expliquer noir sur blanc : l’exploitation des films en salles est gangrenée par une domination d’une toute petite poignée empêchant les plus petits d’exister et ainsi, une véritable diversité artistique de pouvoir s’exprimer sur nos écrans.
Ce rapport, commandé à un avocat spécialiste du droit de la concurrence en France par différentes organisations (la société des réalisateurs de films, le syndicat des distributeurs indépendants, la société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs…) ne laisse aucun doute subsister : lorsque vient le temps d’évoquer la distribution des films en salles, c’est bel et bien une fable de type David contre Goliath qui se joue. D’un côté, les réseaux massifs qui concentrent les pouvoirs (autrement dit, les salles), de l’autres, les réseaux où peuvent circuler les films indépendants qui souffrent assurément de la main-mise des premiers sur le marché. Tel que cité par Le Monde, le rapport ne pourrait être plus clair : « la domination des grands groupes sur la filière du cinéma fausse la concurrence et nuit profondément à la diversité du cinéma français. La domination économique remplace la compétition, aux dépens de la création et du public, mais également au mépris des règles du droit ».
Domination et concentration plus que saine concurrence et émulation, donc…, puisque, pour parler chiffres, à Paris, trois grands groupes (UGC, Pathé et MK2) possèdent à eux seuls 71,5% des écrans et par le fait même peuvent accumuler 88,6% des recettes obtenues par les films en salles (un problème de suprématie encore aggravé lorsque ledit groupe peut à la fois produire, distribuer et promouvoir un film). Une situation dont l’avocat auteur du rapport n’est pas encore revenu : « Si les mêmes pratiques avaient lieu sur le marché de la téléphonie, il y aurait des gros titres dans tous les journaux », notait-il.
Or, ces chiffres ne sont pas qu’une évaluation comptable du problème. Ce qu’ils révèlent est au cœur même de cet étrange malaise dont les cinéphiles souffrent un peu partout sur la planète : où et comment voir ces films qui envisagent le cinéma autrement que comme un pur objet de consommation? Où et comment voir ces films qui ont l’ambition folle de faire plus que de nous divertir? Le cercle est tellement vicieux qu’il ferait passer un bad guy de chez Marvel pour un enfant de chœur. Résumons le grossièrement. Imaginons une ville avec un parc de 10 salles. Si 8 sont possédées par des grands groupes choisissant les films qui y seront projetés en fonction de leur rentabilité et des œuvres qu’ils ont eux-mêmes produits (ou d’un intérêt cinéphilique certain, c’est aussi encore possible), restent 2 salles pour les films indépendants. Ces salles ne pouvant absorber tout le volume desdits films indépendants et ces derniers ne peuvent garder l’affiche bien longtemps (en général, un gros deux semaines). Rapidement, ils disparaissent de la circulation et se retrouvent quelque part sur un réseau virtuel (services de VOD, Netflix, etc…) pour les plus chanceux, ce qui, qu’on le veuille ou non, distille encore ces deux idées nocives dans l’imaginaire collectif : d’abord qu’ils ne sont pas « dignes » des salles et donc ne méritent pas vraiment notre attention et ensuite que ceux qui sont présentés dans les fameuses 8 salles et n’ont pas nécessairement la qualité pour l’être ne méritent pas non plus notre déplacement vers eux. Et l’on se retrouve alors à devoir combattre cette interrogation terrible, et malheureusement généralisée : « pourquoi irais-je voir un film en salles quand l’offre que je peux y trouver est si tristounette, si peu excitante, si peu nourrissante? ». La preuve? Recevoir cette semaine ce communiqué de presse annonçant la sortie du prochain Alejandro Amenabar, Regression, directement en DVD et VOD dès le 14 juin prochain n’incite pas à penser qu’il y a là une œuvre de cinéma à découvrir…
Et, on le sait, en art comme partout ailleurs, il n’y a rien de plus difficile que de se débarrasser des idées reçues…
Bon cinéma.
16 juin 2016