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Éditos

David Lynch – Au carrefour des mondes

par Bruno Dequen

S’il y a un événement qui aura particulièrement marqué l’année cinéma 2017, c’est bien le retour inespéré et acclamé de David Lynch derrière la caméra, onze ans après Inland Empire, pour ce qui ne constitue rien de moins qu’un film de 18 heures : Twin Peaks: The Return. Attendu comme le messie lors du dernier Festival de Cannes, le cinéaste a éclipsé en un clin d’œil tous les films de la sélection. Certes, on peut toujours imputer à une sélection un brin décevante cet engouement incontrôlable. Ceci dit, force est d’admettre que des créateurs de la trempe de Lynch, il ne s’en fait presque plus. Que l’on apprécie ou non son œuvre, Lynch fait partie de cette catégorie en voie de disparition que furent les cinéastes d’art et d’essai populaires. Des noms connus des cinéphiles et du grand public, dont la seule mention permet d’évoquer des univers singuliers et immédiatement identifiables. À l’heure où la critique et le public suivent – malgré eux – des chemins de plus en plus distincts, Lynch est peut-être l’un des rares noms à pouvoir les rassembler.

C’est en tout cas une des raisons qui a présidé à l’élaboration de ce numéro en grande partie consacré à l’œuvre du cinéaste américain. Le premier dossier d’une telle envergure depuis celui que Gérard Grugeau et Diane Poitras avaient bâti autour de l’œuvre de Peter Mettler en… mai 2012 ! Outre sa popularité, la fascination qu’exerce Lynch s’explique également par son parcours improbable (peintre, menuisier, cinéaste, musicien, auteur de bande dessinée, vendeur de café, expert en méditation transcendantale, etc.), son talent indéniable de plasticien et la puissance symbolique de son univers créatif. À mi-chemin entre l’avant-garde et le cinéma narratif populaire, les films de Lynch sont en effet des objets d’étude rêvés. Leurs récits ouverts à toutes les interprétations, leurs inclusions de figures directement sorties de théories psychanalytiques ou d’écrits religieux et spirituels, leurs références à l’histoire du cinéma et de la culture américaine en font des énigmes suffisamment intrigantes et insolubles pour occuper la carrière entière de plusieurs universitaires. En outre, la passion critique que son œuvre provoque est décuplée par le fait que Lynch lui-même s’enferme dans le silence. Homme de peu de mots, le cinéaste refuse de livrer les clefs de ses films et ne discute presque jamais de leur portée symbolique.

Comme le mentionne Dennis Lim dans son livre David Lynch – The Man From Another Place, il y a un double défi lorsqu’on décide de s’attaquer à Lynch. D’une part, l’imposante quantité d’articles et d’ouvrages publiés. D’autre part, la difficulté à mettre en mots la sensibilité lynchienne, tout aussi reconnaissable qu’insaisissable. Pour ce dossier, nous avons décidé de multiplier les angles d’approche et les collaborations, afin de proposer un tour d’horizon qui puisse être, du moins l’espérons-nous, abordable pour les non-initiés, intéressant pour les experts et pertinent pour ceux qui ne jurent plus que par Twin Peaks: The Return.

Ainsi, tous les longs métrages et plusieurs des courts métrages de Lynch sont revisités individuellement. The Return est analysé par Charlotte Selb, Céline Gobert et Dennis Lim lui-même, qui a accepté de se livrer dans nos pages. La critique et programmatrice Kier-La Janisse, auteure de House of Psychotic Women: An Autobiographical Topography of Female Neurosis in Horror and Exploitation Films, explore les liens inattendus et profondément lynchiens entre la mort réelle d’un musicien proche du cinéaste et la mort fictive de Laura Palmer. Randolph Jordan, professeur et collaborateur depuis ses débuts au site Web Offscreen, nous fait profiter de ses connaissances de mélomane et de passionné de conception sonore pour nous faire mieux comprendre les liens entre la matérialité du son et les mondes parallèles chez Lynch. Cette passion du cinéaste pour le son (il est le concepteur sonore des 18 heures de The Return) rappelle si besoin est que Lynch a toujours été un artiste multidisciplinaire. Arrivé au cinéma par les beaux-arts, il est peut-être le cinéaste américain qui s’apparente le plus à un artiste de la Renaissance, comme le souligne Dennis Lim dans son livre. Une sorte de touche-à-tout dont la vie tout entière est dédiée à la création artistique. C’est pourquoi le dossier s’ouvre sur un texte de Damien Detcheberry portant notamment sur les créations de Lynch dans le domaine des arts visuels et de l’Internet. Enfin, l’illustre cinéaste lui-même nous a accordé un entretien dessiné sans le savoir. Et nous aimons penser que l’auteur de la BD The Angriest Dog on Earth n’aurait pas renié cette discussion improbable avec un Alexandre Fontaine Rousseau imaginaire.


24 octobre 2017