Je m'abonne
Éditos

De l’utilité de la critique

par Helen Faradji

C’est au détour d’un texte de l’indispensable Richard Brody, que tout à chacun devrait lire au moins une fois dans sa vie pour s’éviter de mourir idiot, sur son blog du New Yorker que le terme a surgi dans un de ces néologismes dont les anglophones semblent avoir le secret : « Vulgar auteurism ». « Auteurisme vulgaire », ou « commun ». Qu’est-ce donc que cette invention ?

Sorti de l’imagination d’Andrew Tracy en 2009, pour la version en ligne de Cinemascope, alors qu’il évoquait l’œuvre de Michael Mann, inspiré par l’ouvrage de J. Hoberman Vulgar Modernism (1982), il a depuis été utilisé pour mieux qualifier une certaine tendance du cinéma américain contemporain principalement caractérisée par son style boursouflé et ostentatoire et ses préoccupations thématiques standardisées, ainsi qu’une attitude critique tendant à ériger au rang d’œuvre les films de cinéastes qui, hier, n’auraient suscité que bâillements polis ou soupirs d’impatience. En gros, cette idée qu’à partir du moment où il y a films (le pluriel étant ici important) entre lesquels des liens peuvent être tissés, il y a œuvre et donc auteur. Peu importe l’importance culturelle, sociale, politique, artistique desdits films.

Si cette idée avait déjà généré débat alors que Michael Bay était adoubé auteur par l’élite de la presse cinéma internationale (voire notre édito sur le sujet), et si depuis d’autres, comme le critique bloggeur Ignatiy Vishnevetsky, Calum Marsh du Village Voice ou le bloggeur Peter Labuza, s’en sont emparée pour la définir comme cette attitude permettant de jeter un regard « noble » sur un groupe de cinéastes travaillant des formes moins « nobles » (le blockbuster, le film d’action, le film d’horreur, la comédie…) tels John McTiernan, Paul W.S. Anderson, les frères Farrelly ou feu Tony Scott, Richard Brody, lui, profite de l’émulation du moment pour mieux remettre certaines idées essentielles en place.

Entamant sa réflexion par la petite provocation pas piquée des vers « auteurism, as such, doesn’t exist » et revenant sur ce qu’il appelle « le mythe fondateur du cinéma moderne » (soit cette bande de jeunes chenapans, « flamboyants autodidactes », accros au cinéma d’Hawks, d’Hitchcock et des autres qui inventa « la politique des auteurs » pour mieux légitimer cette facette du cinéma américain, malgré le scepticisme d’André Bazin, leur chef vénéré, avant de prendre d’assaut le cinéma français), Brody s’amuse en effet à rappeler que ces jeunes gens rebelles ne se contentaient pas d’interpréter et de comprendre le cinéma qu’ils aimaient, mais voulaient eux-mêmes se lancer dans le bain. L’histoire a écrit la suite. Mais Brody va plus loin que les grandes lignes que nous connaissons tous. Avec une rare pertinence, il explique alors que cette idée de cinéma défendue à travers les écrits, puis les films, de la Nouvelle Vague, cette idée d’un auteur derrière les images est, par un ironique coup du sort devenue elle-même la norme. « What started as a vehemently anarchic movement, energized by dropouts and grungily self-marginalizing graduates, got picked up by good students and grad students and systematized, normalized, turned into a sort of career path, as much for professors as for directors », note-t-il. La bataille contre les conventions est devenue convention elle-même.

Mais cette auteurisation de ce que le reste du monde considérait comme de gentils tâcherons par les Jeunes Turcs a aussi, selon Brody, installé pour toujours dans l’esprit du critique qu’Hollywood continuait à cacher dans son escarcelle toutes sortes de cinéastes considérés comme mineurs mais qui seraient, en réalité, de grands artistes. Malgré leur cinéma de fonds de tiroirs, leur succès commercial ou leur absence de jolis trophées. Ce sont eux que l’auteurisme vulgaire s’est aujourd’hui donné pour mission de réhabiliter dans un « cinematic limbo game of « how low can you go » in recognizing cinematic art in the medium’s overlooked works ». Mais, dans ce cas, la norme établie, celle-là même que les Jeunes Turcs voulaient voir s’effondrer, n’est pas discutée, ou encore moins rejetée: elle est simplement élargie. Or, comme le rappelle Brody, la norme s’est élargie toute seule, au cœur même d’Hollywood. « There is now little need to trawl recondite corners for the most unfathomably fantastic aesthetic extremes, because many of them are nearly mainstream, and the mainstream makes room for them as it formerly didn’t and couldn’t »

Dans un tel contexte, l’auteurisme vulgaire, concept purement inflationniste, finit alors par ne plus rendre service à la notion d’un cinéma considéré comme un art. « The cinephilic enthusiasms of the French New Wave weren’t just all-consuming, they were self-consuming: in raising the cinema to the height of the other arts, they also outlined the limits of their own cinephilia. (…) The pleasures of V.A. seem altogether too cheerfully painless—except, perhaps, in the long hours spent watching some of the movies in question. ».

Une certaine idée de la noblesse ? D’un film devenant art par pur mérite, et non pour des considérations à la mode ? Ou bien plus simplement, une remise en question complète de l’idée d’auteur, puisqu’après tout, si tout le monde l’est, personne ne peut plus vraiment l’être ? Un peu de tout cela, sûrement. Reste qu’en ces temps de crise et de redéfinition, une chose est sûre : les critiques comme Richard Brody font partie de ceux qui donnent confiance en l’utilité du métier.

Bon cinéma. D’auteur ou non


8 août 2013