Du sang, du sexe et de la sueur
par Helen Faradji
Deux choses frappent d’emblée à regarder le bel alignement compétitif de cette 66e édition du scintillant, mais pluvieux Festival de Cannes. D’abord, malgré la présence presque traditionnelle de quatre anciens palmés (Soderbergh, Polanski, les Coen), une volonté de renouvellement des troupes et d’aligner sur ces bancs les plus convoités du monde cinéphile, de nouveaux regards, de nouveaux auteurs, ceux que Berlin ou Venise avaient pris sous leurs ailes, mais aussi de nouvelles pousses toutes droit sorties de terrains pour l’instant moins ouvertement arpentés par les sélections cannoises (du genre, vous avez dit du genre ?). Ensuite, l’un expliquant probablement l’autre, l’absence de grands sujets nobles et définitifs, de transcendance programmée, de signatures absolues. Après les années Haneke, Malick, Dardenne et consorts, la Croisette semble, cette année du moins, faire place à une conception du cinéma, peut-être moins indiscutable, mais plus téméraire, plus frondeuse, plus excitante.
Bien sûr, tout cela sera encore à vérifier sur pièces. Mais sur papier, impossible à nier : la sélection cannoise 2013 semble bel et bien charrier avec elle un sulfureux parfum de sang, de sexe et de sueur.
Comment ne pas les imaginer sanglantes et déstabilisantes, en effets, ces nouvelles offrandes de Nicolas Winding Refn (quiconque a filmé la scène de l’ascenseur dans Drive ne peut plus revenir en arrière), de Takashi Miike (un milliardaire met la tête de l’assassin de sa fille à prix tout est dit), d’Arnaud des Pallières (qui mettra à sac les Cévennes du XVIe siècle) et d’Amat Escalante (l’ex-assistant de Reygadas, adepte d’un cinéma hanekien, période Funny Games – ce Heli, vu hier soir n’aura malheureusement pas tenu ses promesses, s’avérant plus bête et méchant, complaisant et cruel que provocateur, troublant ou profond,) ?
Comment ne pas encore se troubler à l’avance à l’idée de voir les rapports amoureux et/ou de séduction pervertis par Polanski (inspiré par les théories de von Sacher-Masoch, voilà qui promet) et Ozon (sa jeune fille de 17 ans se prostituant par plaisir fait déjà jaser) ou assombris par une mélancolie cynique chez Sorrentino (qui paraît rejouer sur un mode bien sombre la partition de Fellini Roma) ou par l’intensité tragique que Gray a toujours manié en virtuose (immigration, prostitution, misère dans le New York des années 20, on sera au rendez-vous) ? Quant au couple, c’est dans sa version éternelle que Jarmusch et ses vampires l’aborderont, tandis que Kechiche se fera, on l’imagine, politique et Soderbergh, flamboyant et passionné, pour se pencher sur le sujet qui fâche les bas de plafond : l’homosexualité.
Comment enfin ne pas d’ores et déjà se laisser submerger par l’émotion par ces variations que l’on se souhaite passionnantes sur l’homme (et les siens) dans toutes ses contradictions, ses emportements, ses tempêtes. Un psy venant en aide à un vétéran alcoolique pour Desplechin, un activiste musicien folk chez les Coen, un vieil homme et son fils pour Payne, un vagabond recueilli par un couple aisé chez le nouveau-venu Van Warmerdam (Boudu, mon cher Boudu), un couple en plein divorce chez Farhadi (tiens, tiens, de l’Iran à Paris, l’auteur d’Une séparation semble tenir son sujet), un père troublé par d’angoissantes questions de filiation chez Kore-eda, une famille en plein chambardement immobilier pour Bruni-Tedeschi, quatre tableaux pour mieux observer les grands bouleversements de la vie en Chine chez Jia Zhangke ou un jeune handicapé découvrant le trafic d’essence chez Haroun au grand bal des films-mirois de notre monde, la sérénité n’est pas invitée. Comment le pourrait-elle d’ailleurs ?
Équilibrée, intrigante, plus vierge folle que sage et un monde cocotte-minute dont elle semble enregistrer tous les soubresauts cette sélection cannoise a du chien. On attend de s’y frotter avec une impatience non contenue.
Bon cinéma cannois
Helen Faradji
16 mai 2013