Je m'abonne
Éditos

Écrire virtuellement le cinéma

par Helen Faradji

Pour quiconque veut aborder les grands chambardements de l’industrie cinématographique du moment, le coupable semble systématiquement, et bien vite, montrer ses grandes dents: internet, ses dérivés et la dématérialisation qu’ils impliquent sont les méchants, responsables des salles qui se vident, des films pas à la hauteur, des sous qui ne rentrent pas, de la faim dans le monde et de toutes les misères qui peuvent exister.

En concentrant l’attention sur l’évolution du métier critique, internet est là encore bien vite pointé du doigt. Il y a quelques mois, David Cronenberg lui-même s’en prenait à la bestiole, accusant la blogosphère et les réseaux sociaux d’avoir enfoncé les derniers clous dans le cercueil de la profession (« Then there are all these other people who just say they’re critics and you read their writing and they can’t write, or they can write and their writing reveals that they’re quite stupid and ignorant. … Some voices have emerged that are actually quite good who never would have emerged before, so that’s the upside of that. But I think it means that it’s diluted the effective critics »). En général, ce sont les deux mêmes – et paradoxaux – problèmes qui sont soulevés: d’un côté, internet démocratiserait la critique (tout le monde peut y écrire, l’espace y est infini), de l’autre, il ne cesserait de l’appauvrir, laissant les 140 caractères et autres opinions-slogans toutes faites prendre le pas sur les analyses et commentaires des professionnels de la profession.

Rares sont les analyses du phénomène « critique sur internet » qui voient au-delà de cette impossible quadrature du cercle, il faut le reconnaître. Si ici, Catherine Voyer-Léger avec son Métier critique ouvrait la réflexion sur la profession en se demandant par la bande ce qu’internet pouvait venir y changer, un ouvrage collectif judicieusement intitulé La critique de cinéma à l’épreuve d’internet (Éditions L’entretemps, sous la direction de Gilles Lyon-Caen) n’hésite pas pour sa part à plonger les mains directement dans le sac de nœuds en multipliant les pistes de réflexion : qu’est-ce qu’internet a changé à la critique ? La critique a-t-elle encore raison d’être ? Comment envisager l’avenir ? Métier ou hobby ?, etc…

Mais c’est le point de départ même qui change avec cet ouvrage : non plus partir de la critique « traditionnelle » (grosso modo celle diffusée dans les médias imprimés) comme d’un Graal que la critique sur le net viendrait sans cesse appauvrir en en détruisant l’essence et la rigueur, mais plutôt de la critique traditionnelle comme d’un espace en crise, soumise depuis des années à des diminutions tant en termes de place qu’on lui alloue (un coffre d’or à qui saura expliquer comment critiquer un film en moins de 250 mots) qu’en terme de qualité. À ce titre, l’article de François Bégaudeau, « L’art délicat de la critique » au sein de cet ouvrage, est peut-être le plus fin. Prenant l’exemple des films issus de l’usine Apatow ou d’Intouchables, il conçoit alors la critique traditionnelle comme limitée par sa propre inclinaison à vouloir systématiquement user de critères idéologiques pour comprendre les films. « L’analyse politique est sans doute juste (…) mais elle ne relève pas de la critique. Elle plaque sur le film une problématique qui ne le regarde pas – qui rendent superflu qu’on le regarde ».

Si Antoine de Baecque, dans « L’âge chimérique de la cinéphilie » semble pour sa part plus circonspect quant aux possibilités qu’offre internet de justement laisser s’exposer une réelle variété d’angles d’attaque des films, une vraie multiplicité d’analyse (« Internet, grâce aux blogs de cinéma pourrait rendre sa diversité à l’écriture critique et à la cinéphilie. Malheureusement, lorsque l’on surfe sur le net, l’on rencontre plutôt la multiplication du même »), Fabien Alloin dans un passionnant article intitulé « Du ciné-fils voyageur au cyber-critique. Du planisphère à Google« , explique avec une précision rare comment, puisque internet a changé notre perception au cinéma (« le média met à plat le cinéma » explique-t-il), il a forcément aussi changé l’écriture qui peut s’y déployer. Sur le net, tout est accessible, mais en outre la rapidité inhérente au média « change radicalement le rapport au temps des critiques vis-à-vis de leurs écrits ». Or, si la critique traditionnelle est pour sa part menacée par sa propre suffisance et ses propres limites, celle sur le net semble titillée par un problème bien plus essentiel et philosophique : « Écrire sur le web pour le critique cinéma, c’est trouver sa place entre deux mondes : celui qu’il a créé et celui qui continue d’évoluer autour de lui. Le risque majeur pour lui est alors de se concentrer uniquement sur la construction de son rapport intime à l’image, de ne parler que des films qui l’interpellent, oubliant ainsi ce qui l’a poussé à écrire au départ : l’envie de partager ».

Une « vieille » critique en pilote automatique, une nouvelle trop nombriliste…. ? Si l’on aurait aimé que La critique de cinéma à l’épreuve d’internet se penche également sur la question des podcasts et des pratiques critiques différentes et facilement accessibles qu’ils permettent, ou de la circulation nécessairement plus grandes des idées, plaçant les débats critiques sur une échelle mondiale et non plus franco-française, reste un livre riche et stimulant, re-faisant de la critique une pierre angulaire de la grande réflexion à mener autour des mutations du monde du cinéma. De cela, on ne peut que le remercier.

 

Bon cinéma et bonne critique.

 

 


29 janvier 2015