Éditorial – 24 images n° 202
par Bruno Dequen
Fin février 2022. En plein hiver toujours aussi interminable, condamnée comme tant d’autres aux réunions Zoom, l’équipe de 24 images vient de terminer ce nouveau numéro consacré à l’état actuel du cinéma de science-fiction. Si le genre est devenu plus populaire que jamais depuis l’avènement des effets spéciaux numériques, notre dossier vise moins à revenir sur les énièmes aventures de Spider-Man qu’à mettre en exergue les films, séries et cinéastes qui tentent encore, à travers leurs récits d’anticipation, de penser l’avenir. Témoins de la virtualisation grandissante des rapports humains, à l’effritement palpable des démocraties, à la crise climatique toujours plus négligée depuis l’explosion d’un certain virus, il nous semblait plus pertinent que jamais de lutter contre l’inquiétante inertie des dernières années, de nous forcer à regarder vers l’avant afin de mieux prendre la mesure de ce que nous sommes en train de vivre – et de devenir.
On n’apprendra rien à personne en soulignant que les œuvres d’anticipation des dernières décennies relèvent davantage de la dystopie que de l’émerveillement à l’égard de la formidable ingéniosité humaine. Nous voilà bien loin de l’époque où Méliès s’amusait à imaginer un voyage vers la Lune. Si nos charmants milliardaires contemporains peuvent se permettre de faire du tourisme spatial un concours d’ego malsain et incontrôlable, les œuvres d’anticipation ont depuis longtemps transformé l’exploration des premiers temps en missions de la dernière chance face à l’extinction probable de notre planète, à l’image du Interstellar de Christopher Nolan, aussi fasciné envers les possibilités encore inexplorées de la science que dénué d’espoir envers la Terre. Dans une certaine mesure, la science-fiction a toujours fait preuve de ce mélange d’éblouissement et de pessimisme propre à l’émergence de nouvelles réalités. Pensons notamment au courant cyberpunk qui n’a eu de cesse d’imaginer l’impact que les technologies numériques auraient sur l’évolution même de l’être humain. Cela dit, malgré les superpouvoirs de Neo, personne n’avait envie de vivre dans le monde de la Matrice d’inspiration gibsonienne en 1999, tout comme aucun enfant n’aurait vraiment aimé se retrouver dans le parc jurassique. Un tyrannosaure, c’est effectivement magnifique… de loin sur un écran. Si ces films ont pu susciter quelques frayeurs, nous pouvions encore nous rassurer une fois à la maison en regardant l’état primitif de nos systèmes d’exploitation DOS.
De nos jours, alors que la progression fulgurante et incontrôlable de la réalité numérique s’est accompagnée d’une inertie régressive de nos systèmes sociopolitiques, l’inquiétude ensorcelée a fait place à l’engourdissement hébété. Tout est allé trop vite, alors même que nous avons l’impression de ne plus progresser. Il n’est peut-être pas surprenant dans ce contexte de voir tant de films reposant sur des boucles temporelles sans fin. À l’heure où les ingénieurs de Facebook reconnaissent ne plus être capables de comprendre pleinement le comportement de l’intelligence artificielle gérant leurs algorithmes, Mark Zuckerberg est plus que jamais confiant dans l’avenir de son métavers visant à faire de la réalité virtuelle le mode de communication et d’interaction prédominant du futur. Des concerts à la maison comme si on y était ! Des voyages entre amis sans quitter nos divans ! Toujours plus de possibilités de contenus culturels dans un monde qui nous échappe irrémédiablement !
À celles et ceux qui se désoleraient du ton résolument maussade de cet éditorial, le moment est venu d’expliquer le contexte qui a précédé à son écriture. À la radio, le maire du Plateau Mont-Royal venait de présenter la Stratégie centre-ville renouvelée 2022-2030. Un plan qui vise à embellir Montréal et à maintenir le statut de destination culturelle de la ville. Interrogé par la chroniqueuse sur l’importance accordée à cette offre culturelle alors même que de nombreux artistes sont à peine capables de joindre les deux bouts depuis des années, le maire a tenté de se montrer rassurant, choisissant l’option reconnue du verre à moitié plein : toutes les entreprises culturelles ne vont pas si mal. Pour preuve, les industries du jeu vidéo et de l’intelligence artificielle vont très bien ! En temps normal, ces propos maladroits n’auraient provoqué qu’un énième sourire sarcastique chez moi. Mais justement, ce n’était pas une semaine comme les autres. Quelques instants plus tard, la chroniqueuse a mentionné la nouvelle qui me hantait depuis des jours : la mort, à 45 ans, du cinéaste Danic Champoux. Un père de quatre enfants, un passionné de documentaire apprécié de tous, un homme intense que la pandémie aurait fait retomber dans la spirale autodestructrice de la dépendance. Je ne connaissais pas Danic personnellement. Nous avions échangé quelques fois et réalisé un entretien ensemble. Cela dit, je ne peux m’empêcher d’imaginer la détresse qu’il a dû ressentir comme tant d’autres cinéastes et artistes qui ont vu tous leurs projets annulés ou reportés, comme tant de gens qui ne veulent ou ne peuvent pas gérer un monde virtuel qui déshumanise les contacts humains. Avec la mort de Danic, les tentatives de plans optimistes à long terme de nos élus me semblent moins problématiques que littéralement indécentes, mues par une volonté d’oublier les dernières années pour mieux rebondir.
Fin février 2022. Alors que tous les gouvernements tentent de redonner espoir aux populations en annonçant la fin prochaine de la plupart des restrictions sanitaires, les manifestations se multiplient néanmoins à travers le monde. Alors que les rassemblements sont à nouveau permis, d’innombrables amitiés n’ont pas survécu aux discussions virtuelles enragées sur les enjeux pandémiques. Alors que la ville de Montréal tente de réfléchir à son offre culturelle à venir en intégrant les rêves de Zuckeberg et compagnie, Danic Champoux est mort, laissant derrière lui une famille, des amis et une communauté de pairs meurtris à jamais. Dans ce contexte, pourquoi faire un numéro qui s’intitule Penser l’avenir ? Tous les artistes et penseurs qui ont tenté d’imaginer le futur avec pertinence ont un point en commun : leurs spéculations, aussi réalistes ou improbables soient-elles, ont souvent servi à nous rappeler que tout prend racine dans le présent. Les multiples mondes virtuels espérés par les GAFA sont déjà à nos portes, prêts à nous plonger dans une constellation de contenus suffisamment ingérable pour nous faire simplement hausser les épaules devant la tenue de Jeux olympiques dans des pays qui font fi des droits de la personne. Mais ils ne répareront pas des liens brisés, un sens du bien commun disparu et des artistes perdus à jamais. Avant de plonger dans l’inconnu, nous avons un présent à réparer et à repenser en dehors du métavers qui, lui, ne relève déjà plus de la science-fiction.
— Bruno Dequen
P.-S. – Ces quelques mots inquiets ont été écrits deux jours avant l’attaque de la Russie contre l’Ukraine.
16 mars 2022