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Éditos

Éditorial – 24 images n° 203

par Bruno Dequen

« Est-ce qu’on ne fait pas une erreur en nommant à la tête des institutions culturelles des personnes certes très qualifiées dans leur domaine de compétence mais pour qui la culture et l’art ne sont que des colonnes de chiffres ? » Publié le 8 mars dernier, ce court tweet de Saïd Ben Saïd, l’un des producteurs européens les plus respectés du cinéma d’art et d’essai, s’inquiétait de l’annonce d’une possible nomination de Iris Knobloch – confirmée depuis – à la présidence du Festival de Cannes. Quelles sont les raisons d’une si rare sortie publique, effacée depuis de son compte Twitter, de la part d’un homme qui sait pourtant bien que son travail nécessite un sens aigu du louvoiement politique ? Le fait que la juriste au parcours professionnel impressionnant ait bâti toute sa carrière dans le domaine du pur divertissement, de sa longue présidence des branches Warner France puis Europe à sa récente fondation de I2PO, un « SPAC » (Special Purpose Acquisition Company) co-fondé par le banquier d’affaires Mattieu Pigasse et la famille Pinault. Nul besoin d’entrer dans les détails de l’astronomique levée de fonds via le marché boursier de cette nouvelle entreprise sans activité commerciale. Un tel sujet passionnera probablement C2 Montréal, la conférence montréalaise « à l’intersection du commerce et de la créativité » que sir Richard Branson aurait qualifiée de « tellement rafraîchissante ».

Si la nomination d’Iris Knobloch vise à répondre enfin à un besoin criant de parité dans l’équipe de gouvernance du Festival de Cannes, elle vient également confirmer une tendance de plus en plus visible : la présence accrue à des postes-clés de gens d’affaires et de pur·es gestionnaires dans les festivals de cinéma. Bien entendu, il serait à la fois simpliste et utopique de réfuter les impératifs commerciaux des festivals. Depuis des décennies, la multiplication des marchés professionnels et les enjeux politiques de représentation (à la fois sociaux et cinématographiques) sont au cœur des défis que doivent relever ces organismes. À travers son imposant réseau de contacts, la nouvelle présidente de Cannes pourrait ainsi aider le festival à obtenir les films et les stars nécessaires à sa pérennité comme « plus grand évènement de cinéma au monde ». Inutile de dire également à quel point une femme puissante capable de défier l’arrogance du délégué général Thierry Frémaux en son royaume ferait assurément sourire plusieurs d’entre nous. Où est le problème alors ? Pour le dire simplement, il réside dans l’apparition simultanée d’une tendance tout aussi grandissante au sein des festivals : la précarité et le manque de reconnaissance du métier de programmateur et programmatrice.

En 18 mois seulement, les équipes de programmation suivantes ont été remerciées après un court mandat : Locarno, Sheffield, Quinzaine des réalisateurs et, en avril dernier, Rotterdam. S’il serait très présomptueux de tenter de comprendre les multiples raisons professionnelles et personnelles qui ont pu motiver de tels changements, une chose est certaine néanmoins : la curation, aussi inspirante ou problématique soit-elle, est sur un siège éjectable, à la merci de conseils d’administration et de gestionnaires qui n’ont, pour la plupart, qu’une connaissance plus que périphérique – sans même parler de leur intérêt – pour le cinéma, ou l’art en général à vrai dire. Le nœud du problème réside ainsi dans l’absence grandissante d’une véritable balance du pouvoir au sein de ces organismes pourtant essentiels à la survie d’un cinéma autre que purement commercial. Soumise à de multiples pressions nécessaires, la programmation est un travail de compromis par nature. N’importe quel·le cinéphile peut faire une sélection de ses « films préférés » et les regarder dans son sous-sol avec les ami·es partageant ses affinités. Cela dit, programmer implique la constitution d’un important réseau de contacts (car personne ne peut tout voir), une vision artistique ambitieuse mais ouverte, et une capacité politique à jongler entre besoins de l’industrie et promotion d’une certaine vision du cinéma. Bien entendu, ce travail d’équilibriste ne peut éviter les angles morts. Une trop grande expérience peut ainsi inciter à ne programmer systématiquement que les mêmes noms, sous le couvert d’une pseudo-objectivité qu’on a soi-même contribué à créer. Et le manque d’expérience quant à lui incite souvent à une programmation qui ne reflète que les préférences de la personne en charge ou, à l’inverse, facilement compilable par un algorithme des « meilleurs films de l’année ». Bref, la programmation n’est pas une science exacte. Mais la gestion d’affaires non plus ! D’où le réel danger que courent les festivals et le cinéma dans un avenir probablement assez rapproché si ces deux tendances mentionnées s’accentuent. Quoi qu’on puisse penser des goûts de Thierry Frémaux, ce serait une mauvaise nouvelle pour l’avenir du septième art si ses cinéastes de prédilection devenaient persona non grata d’un Cannes transformé en pur special purpose event sans discussion possible. Tout évènement culturel ne pourrait que bénéficier d’une réflexion davantage collective, capable de mettre en perspective les choix de programmation tout en assurant à ses équipes un réel soutien dans les choix éditoriaux. Mais comment développer ces débats pourtant essentiels lorsque les festivals sont, dans les faits, inéquitablement dirigés par les « amateurs de chiffres » ?


13 juin 2022