Éditorial – 24 images n° 205
par Bruno Dequen
Décidément, 2022 n’aura pas été une année rassurante pour le rayonnement de l’industrie culturelle québécoise. Entre les articles alarmistes sur le désintérêt grandissant des jeunes envers les émissions télévisuelles locales, le discours inquiet et lucide de Pierre Lapointe sur la précarité du milieu de la musique et l’abandon prévisible du mal aimé Gala Québec Cinéma par Radio-Canada, les bonnes nouvelles semblent se faire rares, et rien ne permet d’affirmer que la tendance s’inversera dans les années à venir. En effet, si la pandémie a certainement eu un impact à court terme sur les chiffres d’achalandage actuels, elle demeure l’arbre qui cache la forêt. À l’instar des innombrables rues, tunnels et bâtiments montréalais non entretenus pendant un demi-siècle, le monde culturel frappe actuellement un mur qui a pourtant été identifié avec justesse depuis longtemps : le virage numérique mondialisé.
Découvrabilité, vous avez dit découvrabilité ? Depuis une dizaine d’années, quiconque évolue de près ou de loin dans les milieux culturels et médiatiques ne connaît que trop bien ce terme supposément crucial, l’un des exemples les plus célèbres de la novlangue numérique. Mais qu’est-ce que cette fameuse découvrabilité ? Afin d’épargner aux bienheureux néophytes les multiples détails liés aux métadonnées structurées et autres termes techniques anxiogènes, en voici la définition la plus succincte : « La découvrabilité désigne le potentiel d’un contenu culturel à capter l’attention d’un auditoire. » Généreux gagne-pain d’un nombre apparemment incalculable d’experts consultants mieux rémunérés que la grande majorité des artistes et organismes qui n’ont d’autre choix que de les engager, la découvrabilité est ce mot magique qui débloque les fonds de toutes les institutions subventionnaires, alors que tout porte à croire que les millions de dollars déversés depuis une décennie pour rendre nos « contenus » « découvrables » n’ont servi… à presque rien.
Avant de me faire lyncher – en ligne, il va sans dire – par la communauté tissée serrée des professionnels du Québec numérique sur LinkedIn, je tiens à préciser que ce constat volontairement lapidaire mérite bien entendu d’être nuancé. Face à la puissance des conglomérats actuels, les expertises web sont évidemment nécessaires pour assurer la visibilité de notre culture. Toutefois, il serait grand temps d’admettre que toutes les dépenses en consultation du monde ne parviendront jamais à régler à elles seules les enjeux auxquels nous nous confrontons, de même qu’un simple gala n’aurait jamais pu « sauver » le cinéma québécois. Je ne serai jamais ministre de la Culture, mais permettezmoi de profiter de mon statut officiel de gérant d’estrade pour observer trois tendances évidentes liées à la création et la diffusion du cinéma dont il faudrait discuter avant que le mur ne soit complètement infranchissable.
Première lapalissade : on ne naît pas cinéphile, on le devient. Plus tôt cette année, Dominique Dugas, le directeur d’Éléphant, a mentionné avec justesse et inquiétude sur les réseaux sociaux la quasi-disparition de films québécois dédiés au jeune public depuis de nombreuses années. Comment développer l’attachement de nouvelles générations à notre cinéma si la grande majorité de nos œuvres ne s’adressent à elles qu’une fois ces générations rendues à l’âge adulte ? Chaque année, de nombreuses initiatives de médiation culturelle dans les écoles font un travail important, mais elles s’appuient invariablement sur un nombre particulièrement limité de films, ce qui renforce la nature plus ponctuelle que pérenne de telles actions.
Deuxième lapalissade : être accessible ne signifie pas être visible. À l’ère des plateformes, il n’a probablement jamais été aussi facile en théorie d’avoir accès à des films québécois. Mais encore faut-il avoir envie de les trouver. En effet, quelles que soient les initiatives de marketing mises en place, le web s’appuie sur des algorithmes aux comportements éminemment prévisibles. Dans un premier temps, il met de l’avant le contenu privilégié et promu à grands frais par les plateformes. Par la suite, il émet des suggestions selon les recherches déjà effectuées. En bref, l’uniformisation culturelle que recherchent les géants du web ne peut être déjouée que si le public est déjà converti au besoin de voir du cinéma québécois. Ce qui nous ramène au premier point.
L’hégémonie cinématographique actuelle bénéficie ainsi d’un vieux phénomène que le web n’a fait que renforcer : la ghettoïsation de tout cinéma qui ne fait pas partie du modèle commercial – et nord-américain – dominant. À une époque pas si lointaine, la plupart des clubs vidéo proposaient déjà des sections distinctes pour le cinéma québécois ou international. Mais ces sections étaient « visibles » pour quiconque entrait se chercher un film. Et les recommandations de commis motivés permettaient souvent de faire ainsi des découvertes. En ligne, alors que l’accessibilité est synonyme d’invisibilité, le défi est certainement plus grand. D’où l’importance du soutien en amont à la diffusion en salles partout au Québec pour faire exister les films avant leur dématérialisation.
Mais la solution réside-t-elle uniquement dans une augmentation de projections de films québécois ? Outre le fait que les enjeux liés au rayonnement de notre cinéma touchent plus largement tout le cinéma non hollywoodien, il est également nécessaire de rappeler que le modèle de la salle de cinéma d’art et d’essai est à double tranchant. Au milieu des années 2000, alors que son film était présenté à l’Ex-Centris, un cinéaste documentaire m’avait surpris en déclarant n’avoir qu’un intérêt poli pour cette diffusion, rêvant au contraire d’une présence dans les Cineplex et Guzzo du Québec. Rétrospectivement, son argumentaire était clairement lié à l’image des sections ouvertes du club vidéo. Il voulait voir l’affiche de son film à côté de celle d’une superproduction, seule assurance selon lui qu’une personne non cinéphile puisse éventuellement savoir que son film existe et, qui sait, lui donner une chance. Foncièrement, les salles ne manquent pas. Les plateformes non plus. Mais elles ont en commun deux choses : soit elles ne veulent pas vraiment de nos films, soit elles prêchent à un public déjà converti. On aura beau dépenser tout l’argent du monde en « découvrabilité », rien ne changera sans une politique culturelle forte axée sur une réelle diversité de l’offre, « visible » sans même avoir à la chercher.
15 Décembre 2022