Éditorial – 24 images n° 207
par Bruno Dequen
« Radical et honteux. » Ce sont les adjectifs mesurés que Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, a décidé d’utiliser, dans la lignée de sa chère cinéaste/actrice Maïwenn, pour qualifier les propos récents d’Adèle Haenel dans une lettre au magazine Télérama. Il faut dire que l’actrice de Portrait de la jeune fille en feu qui fut, il n’y a pas si longtemps, la jeune égérie du cinéma français ne mâche plus ses mots depuis quelque temps sur ce petit milieu aux grands ego malsains qu’elle a décidé de quitter à la suite de la victoire de Roman Polanski lors de la cérémonie des Césars 2020. Or, on sait que s’il y a bien quelque chose qui puisse mettre le monarque cannois de mauvaise humeur, ce n’est certainement pas un énième film désastreux de Sean Penn, à qui il réservera toujours contre vents et marées une place en compétition, mais des commentaires négatifs sur son royaume chéri qui pourtant ne cesse selon lui de « faire écho aux réalités sociales ». Afin de mieux comprendre pourquoi il est important de revenir sur cette bisbille en apparence si franco-française et symptomatique d’une époque où toute forme de dialogue nuancé semble impossible, une courte mise en contexte s’impose.
« C’est une honte ! » En février 2020, ce sont sur ces mots qu’Adèle Haenel avait quitté avec fracas la cérémonie des Césars, au moment de l’annonce du prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski. Perçue comme la porte-parole d’une cancel culture incapable de faire la différence entre la personne et l’artiste et prompte à la condamnation sans réserve pour les un·e·s, voix courageuse qui met en cause une culture patriarcale et capitaliste visant à faire taire les victimes pour les autres, l’actrice n’avait laissé personne indifférent. Cela dit, combien de fois avons-nous assisté ces dernières années à un tel débat, aussi irréconciliable que rapidement effacé par le rythme insensé qu’imposent les médias actuels ? En toute logique, le « cas Adèle » aurait dû se terminer au moment de la publication en mars 2020 dans Libération de la tribune de Virginie Despentes intitulée « Désormais on se lève et on se barre ». Un virulent texte de soutien à l’actrice qui a dû être survolé dans un mélange d’irritation et de désintérêt par Dominique Boutonnat (patron du CNC, le principal organisme de financement du cinéma français, récemment reconduit à la tête de l’organisme alors qu’il est mis en examen pour agression sexuelle sur son filleul), Emmanuel Macron (l’employeur de Boutonnat) et Thierry Frémaux. Trois ans plus tard, les affaires auraient dû reprendre comme avant pour ces messieurs, l’eau aurait dû couler sous les ponts et Adèle Haenel aurait dû « se calmer » afin de continuer malgré tout à profiter de son statut de vedette du grand écran. Mais Adèle n’est jamais revenue, elle n’est pas rentrée dans le rang.
Trois ans plus tard, un enchaînement d’événements prévisibles a ainsi récemment porté ombrage à la joyeuse fierté que Frémaux arborait depuis quelques années grâce à des promesses de parité et une présence un peu plus importante de femmes cinéastes au festival, lesquelles avaient même eu l’autorisation exceptionnelle à quelques reprises de monter les marches sans talons hauts. À travers cette fameuse lettre publiée dans Télérama, Adèle Haenel ne se contente pas de confirmer sa rupture définitive avec le cinéma, elle affiche un discours plus militant que jamais, affirmant vouloir « rompre avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde » et dénonçant ouvertement le festival de Cannes comme étant « un repaire de chefs violeurs […] qui se donnent la main pour sauver la face des Depardieu, des Polanski, des Boutonnat. […] [C]eux qui sont si riches qu’ils se croient d’une espèce supérieure, ceux qui spectacularisent cette supériorité en se vautrant dans des bruits de cochon, en chosifiant les femmes et les subalternes. » Bien entendu, l’actrice n’est plus rendue au stade de l’exploration des différentes nuances de gris. On peut comprendre que cela puisse rendre Frémaux particulièrement perplexe, lui qui a répondu qu’« Adèle ne pensait certainement pas cela du festival quand elle est venue y présenter ses films à moins qu’elle ne souffre de dissonance cognitive ».
Monsieur Frémaux, si vous avez bien raison de souligner que l’actrice se comportait de façon plus appropriée à l’époque, on peut néanmoins soupçonner que cela est moins lié à une forme de maladie mentale (ah, cette fameuse hystérie féminine !) qu’à cette accession rare, difficile et courageuse à une parole sincère, libérée du silence qu’imposent les contraintes économiques et professionnelles. Nous ne sommes pas obligé·e·s d’embrasser toutes les prises de position d’Adèle Haenel. La plupart d’entre nous vont continuer à regarder des films, à s’abreuver de contenus en ligne gérés par des serveurs qui détruisent peu à peu la planète et à voyager plus que jamais comme si la pandémie n’avait pas eu lieu. Nous ne serons probablement jamais prêt·e·s pour une rupture définitive avec le monde. Monsieur Frémaux, vous avez d’ailleurs fait preuve d’un méprisant sens du sarcasme en affirmant que « si Cannes était vraiment un festival de violeurs, vous les journalistes, vous ne seriez pas en train de m’écouter, ni de vous plaindre de ne pas trouver de place aux projections. » Nonobstant votre arrogance puante, vous avez bien raison, nous avons envie d’aimer le Festival de Cannes et le cinéma… malgré tout. Malgré le fait qu’il a été un terrain de chasse reconnu pour les Weinstein de ce monde pendant des décennies (bien qu’il n’y ait pas eu que des Weinstein, évidemment), malgré le fait qu’il ressemble trop souvent à un défilé de mode superficiel et rétrograde, malgré sa dépendance à des commanditaires pour qui les « réalités sociales » sont un concept inutile et dérangeant.
Est-il possible, monsieur Frémaux, d’envisager que la lettre récente d’Adèle, qui s’était faite particulièrement discrète dans les médias ces dernières années, puisse avoir un lien avec votre choix, soi-disant dénué de tout positionnement politique, d’ouvrir le « plus grand festival de cinéma du monde » avec un film réalisé par une femme ouvertement antiféministe, mettant en scène dans un rôle de roi français, pour une raison qu’on ignore, un acteur américain qui a fait les manchettes pour sa relation matrimoniale toxique (à double sens), le tout sous l’affiche (superbe) célébrant une actrice qui réclame le droit de se faire importuner ? Qu’on se comprenne bien, Maïwenn peut certainement faire les films qu’elle veut, Johnny Depp est un acteur talentueux qui peut avoir droit à une seconde chance et Catherine Deneuve est une icône du cinéma au parcours sans égal. Mais aucun·e des trois, pas plus que Polanski en 2020, n’a souffert d’un manque de visibilité dans sa vie, au point qu’il était à ce point nécessaire de les mettre de l’avant au détriment de toutes les autres options. Oui, c’est un acte politique de le faire. Et oui, ça a probablement encouragé Adèle Haenel à sortir de son silence avec un discours enragé. Or, ses propos sont d’autant plus difficiles à dénigrer qu’elle dérange par son courage. Contrairement à tant de militant·e·s dont le discours a souvent été discrédité par soupçon d’opportunisme, l’actrice avait tout à perdre dans sa croisade. N’est-il pas « radical et honteux » de refuser d’entendre sans aucune réserve un tel engagement ? Le monde (du cinéma) mérite mieux que ça.
2 juin 2023