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Éditos

Éditorial – 24 images n° 208

par Bruno Dequen

Soixante-trois ans. Afin de prendre la mesure du conflit qui aura paralysé l’industrie américaine du cinéma et de la télévision cette année, il suffit de rappeler ce chiffre. La dernière fois que le SWG et le SAG, les syndicats représentant respectivement les scénaristes et les interprètes, ont déclaré presque simultanément une grève générale remonte à l’hiver 1960. Comme le rappelle le tristement célèbre dicton, il n’est jamais aisé de mordre la main qui nous nourrit. Malgré les nombreuses insatisfactions et inégalités quotidiennes, la plupart des artistes d’hier comme d’aujourd’hui vivent dans une situation trop précaire pour se permettre de refuser de travailler. Il faut donc qu’il y ait véritablement péril en la demeure pour qu’une telle mobilisation se produise. Et cette dernière est d’autant plus importante qu’elle met en exergue des enjeux qui dépassent la simple réalité de Hollywood.

En 1960, la menace avait pour nom « télévision ». En effet, au-delà des demandes d’assurance collective et de mise à niveau des salaires, la grève de l’époque visait principalement à confronter un éléphant dans la pièce : les profits générés par les diffusions des films sur le petit écran. Depuis près d’une décennie, les grands studios avaient pris conscience de l’importance croissante de la télévision comme source de nouveaux revenus. Ils avaient repensé leur modèle économique, intégralement fondé sur la billetterie en salle, afin d’incorporer cette nouvelle option à laquelle s’ajouteront plus tard la multiplication des supports physiques amorcée par le VHS. En forçant les studios à verser aux scénaristes et interprètes des dividendes selon les diffusions à venir, les syndicats ont su faire preuve en 1960 d’une vision lucide à long terme qui a permis de limiter autant que faire se peut les profondes inégalités qui ont continué de régner malgré tout entre le monde des patrons (ces fameux executives) et celui des créateurs et créatrices.

En 2023, c’est sensiblement le même feu qui brûle. Cela dit, à l’image des milliers d’hectares rasés par les flammes cet été, l’incendie est plus imposant et difficile à éteindre. Cette fois-ci, le péril a pour nom streaming. Alors que les plateformes en ligne sont devenues la principale destination de visionnement à domicile pour le cinéma, aucun ajustement de contrat n’a été proposé aux artistes qui ont vu leurs revenus annuels réduits en cendres à la suite de l’effondrement des fenêtres de diffusion traditionnelles. Bien que de nombreuses vedettes aient décidé de jouer le rôle de porte-parole de la révolte, il est important de souligner qu’il s’agit d’abord et avant tout d’une lutte pour soutenir les travailleurs et travailleuses de l’ombre : les innombrables interprètes de seconds rôles et les équipes de scénaristes qui peinent désormais à payer leurs factures alors que le fruit de leur travail contribue à enrichir les compagnies et leurs dirigeants à un niveau jamais vu auparavant.

Le niveau de tension et d’incompréhension mutuelle qui règne est parfaitement incarné par les mésaventures récentes de deux hommes : Bob Iger, le PDG de Disney, et David Zaslav, le PDG de Warner Discovery. Réagissant aux demandes des syndicats, Iger a souligné son « profond respect envers les artistes » tout en signifiant une fin de non-recevoir sur le partage éventuel des profits des plateformes, une demande qu’il a qualifiée d’« irréaliste ». Évidemment, les réactions outrées n’ont pas tardé à fuser, à un point tel que Iger s’est excusé à demi-mot depuis. Il est vrai qu’il est un peu difficile de comprendre la définition de « réalisme » que peut avoir un homme dont la fortune est estimée à près d’un demi-milliard de dollars et qui est réputé pour le « courage managérial » dont il a su faire preuve en supprimant d’innombrables emplois au sein de sa compagnie. Patron d’un énième conglomérat issu cette fois-ci de la fusion récente entre Warner et Discovery, David Zaslav a également eu l’air surpris d’être copieusement hué par la foule lors du discours de graduation que Boston University l’a invité à prononcer en mai dernier. Il faut dire que ses propos sur « l’importance de la bienveillance et du respect » ont eu du mal à convaincre le jeune public présent, au courant des tentatives du patron pour sabrer Turner Classic Movies et faire disparaître une partie du contenu de sa plateforme Max quelques mois après avoir annulé définitivement la sortie de Batgirl sans prévenir l’équipe du film.

Si Iger et Zaslav font preuve d’une condescendance teintée d’ignorance volontaire qui ne peut qu’irriter, il n’en demeure pas moins que ce type d’attitude n’a rien de nouveau. Malgré leur arrogance, pourquoi n’ont-ils pas néanmoins tenté de proposer le plus rapidement possible une solution identique à celle qui avait résolu le précédent conflit ? La réponse à cette question permet de comprendre l’importance de cette grève. En 1960, l’industrie demeurait régie par une réalité de nature économique. Chaque film ou série était un produit unique avec une valeur quantifiable. En 2023, la réalité est de nature financière. Les studios et les plateformes sont devenus des conglomérats cotés en bourse dont la richesse provient en grande partie de la spéculation. Malgré leur prédominance, aucune plateforme n’est réellement rentable. D’où l’opacité qui entoure les véritables recettes de chaque film ou série, éternellement masquées par les concepts d’abonnement et de « packages ». Aux artistes qui demandent à recevoir des retombées de leur travail, quelqu’un comme Iger peut ainsi répondre qu’il est impossible de les quantifier, ce qui expliquerait l’impasse actuelle. S’il omet sciemment de dire que l’empire Disney n’a jamais été aussi grand et qu’il suffirait d’un peu de bonne volonté comptable pour mieux répartir la richesse, Iger a néanmoins souligné avec justesse la fragilité de la situation actuelle que vivent les studios. Une situation principalement initiée par le succès du véritable éléphant dans la pièce : Netflix. Particulièrement silencieuse depuis le début du conflit, la principale plateforme à avoir initié un modèle spéculatif dénué de toute réelle rentabilité économique laisse tranquillement les dinosaures se mettre les pieds dans les plats et mise sur la stabilité temporaire de ses abonnements et de ses actions pour asseoir encore davantage son rêve de monopole. Pour la suite du monde, nous devrions tous souhaiter que la grève actuelle l’en empêche.


10 septembre 2023