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Éditos

Éditorial – 24 images n° 210

par Bruno Dequen

Le 27 février 2024, le cinéaste et journaliste israélien Yuval Abraham a annoncé sur X qu’il ne pouvait pas rentrer chez lui pour l’instant. En plus des menaces de mort qu’il recevait, une horde d’Israéliens de droite venait d’intimider des membres de sa famille, forçant plusieurs d’entre eux à fuir leur domicile. Dans son message, Abraham précisait être particulièrement inquiet pour la sécurité de Basel Adra, le coréalisateur palestinien de leur documentaire No Other Land, qui venait trois jours plus tôt de remporter deux prix lors de la plus récente édition de la Berlinale. Comment ces deux artistes ont-ils pu, en l’espace d’à peine quelques heures, passer de l’expérience d’un tapis rouge à la peur de subir des violences ? Malheureusement pour eux, ils représentent le dommage collatéral le plus visible pour l’instant de la dérive politique inquiétante qu’a pris la Berlinale depuis plusieurs mois. Depuis l’annonce en septembre 2023 du départ de son directeur artistique Carlo Chatrian, l’organisation du festival ne cesse de multiplier les actions discutables. Loin d’être de la simple matière à potins festivaliers pour initiés, le cas de la Berlinale mérite d’être observé de près, car il devient l’exemple parfait d’un détournement en profondeur de l’essence d’un évènement culturel par les pouvoirs politiques.

Tout a donc commencé par l’annonce de la démission de Carlo Chatrian après cette ultime édition en tant que directeur artistique. Son contrat étant arrivé à terme, il a choisi de ne pas demander un renouvellement. Une décision qui n’aurait pas fait la moindre vague si Chatrian n’avait pas précisé dans son message que « les conditions [lui] permettant de poursuivre comme directeur artistique n’existent plus. » Rapidement, les discussions se sont enflammées et les journalistes ont affirmé que le ministère de la culture allemand désire avoir son mot à dire sur la programmation du festival à l’avenir. Une pétition en ligne signée par la plupart des cinéastes majeurs de notre époque a réclamé le maintien en poste de Chatrian au nom de la liberté éditoriale menacée. Aucune réponse de la part de la Berlinale ou du ministère, bien entendu. La vie a suivi son cours, mais on pouvait prévoir que la 74e édition allait s’ouvrir dans une ambiance teintée de malaise.

Dès sa première journée, le festival n’a pas déçu. À la dernière minute, probablement sous pression politique, l’organisation du festival a décidé de désinviter cinq députés de l’AfD, le parti d’extrême droite allemand, de sa soirée d’ouverture. Les réactions disparates n’ont pas tardé, entre quelques manifestants antiracistes visibles aux abords du tapis rouge et des membres du jury qui se sont inquiétés ouvertement en conférence de presse du manque d’ouverture qu’une telle décision représente – une conférence qui aura d’ailleurs marqué les mémoires par sa teneur politique. D’Albert Serra questionné sur sa supposée fascination pour Trump et Poutine, à la signature d’une lettre en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza par plusieurs membres du jury alors que l’Allemagne et la Berlinale refusent de se prononcer sur la question, rarement le cinéma aura pris aussi peu de place dans une conférence. Rien de discutable à ce niveau-là néanmoins. Depuis toujours, la Berlinale se targue d’être un festival davantage politique que Cannes ou Venise, et c’est tout à fait dans la mission d’un tel évènement de pouvoir accueillir des discussions et des débats qui débordent d’un cadre strictement esthétique.

Dans un ultime message conjoint publié sur X après l’édition, Carlo Chatrian et son collègue Mark Peranson ont d’ailleurs affirmé que « le festival a été cette année un espace de dialogue et d’échanges pendant dix jours ». Mais leur message ne s’arrête pas là. « [U]ne fois que les films ont cessé d’être projetés, une tout autre forme de communication a été promue par les politiciens et les médias, une forme qui militarise et instrumentalise l’antisémitisme à des fins politiques. Quelles que soient nos croyances et nos convictions politiques personnelles, nous devrions garder en tête que la liberté d’expression est un élément essentiel à toute démocratie. La cérémonie de prix du samedi 24 février a été la cible d’attaques si violentes que la vie de plusieurs personnes est désormais menacée. C’est inacceptable. » Que s’est-il donc passé lors de cette cérémonie pour que la situation dégénère à ce point ? En résumé, deux choses, sur scène et en ligne.

Sur scène, les cinéastes Mati Diop, Eliza Hittman et Ben Russell (portant un keffieh) ont dénoncé un génocide à Gaza et demandé un cessez-le-feu. Plus précis dans ses propos, ce qu’on peut comprendre de la part d’un cinéaste qui vient de coréaliser avec son collègue Basel Adra un documentaire sur la situation en Cisjordanie, Yuval Abraham a pour sa part déclaré : « Nous nous tenons devant vous. Nous avons le même âge. Je suis israélien, Basel est palestinien. Et dans deux jours, nous retournerons sur une terre où nous ne sommes pas égaux. Je suis sous la loi civile, Basel est sous la loi militaire. Nous vivons à 30 minutes l’un de l’autre, mais j’ai le droit de vote. Basel n’a pas le droit de vote. Je suis libre de me déplacer où je veux dans ce pays. Basel, comme des millions de Palestiniens, est enfermé dans la Cisjordanie occupée. Cette situation d’apartheid entre nous, cette inégalité, doit cesser. » Abraham a commencé à recevoir rapidement des menaces, et Kai Wegner, le maire de Berlin, n’y est probablement pas pour rien. En effet, ce dernier a immédiatement critiqué publiquement le discours d’Abraham et la cérémonie en ces termes sur X : « L’antisémitisme n’a pas sa place à Berlin, et cela vaut aussi pour la scène artistique. J’attends de la nouvelle direction de la Berlinale qu’elle veille à ce que de tels incidents ne se reproduisent plus. »

Peu de temps après la cérémonie, le canal Instagram de la section Panorama du festival a été brièvement piraté pour publier des messages tels que : « Un génocide est un génocide. Nous sommes tous complices. » Deux jours plus tard, dans un communiqué officiel, la Berlinale a déclaré : « La chaîne Instagram de la section Berlinale Panorama a été brièvement piratée et des textes antisémites sur la guerre au Moyen-Orient avec le logo de la Berlinale ont été postés sur la chaîne. Ces déclarations ne proviennent pas du festival et ne représentent pas la position du festival. La Berlinale condamne cet acte criminel dans les termes les plus forts possibles, a supprimé les messages et a lancé une enquête. En outre, la Berlinale a porté plainte contre des inconnus. L’Office pénal de l’État (LKA) a entamé une enquête. » Immédiatement, le conseil consultatif du festival, qui inclut notamment la ministre de la Culture et la directrice de la principale académie de cinéma allemande, a salué la réaction de la « direction » du festival. Inutile de dire que le conseil consultatif, qui désire également implanter un « code de conduite strict » pour les institutions culturelles soutenues par l’État n’a pas dit un mot sur le message inquiet de Chatrian et Peranson.

À une époque où la plupart des manifestations artistiques ont besoin d’un soutien étatique pour assurer leur survie et l’existence d’un espace dédié à la liberté d’expression, le risque d’ingérence des pouvoirs politiques n’a jamais été aussi grand. Comme le mentionne Yuval Abraham, il est important de pouvoir débattre de la légitimité d’associer la situation actuelle à Gaza à un génocide. Abraham affirme d’ailleurs comprendre que tout le monde ne puisse pas nécessairement partager cette opinion. Mais il est absurde et inquiétant que le discours d’un cinéaste israélien puisse être détourné afin d’être désigné publiquement comme antisémite par le gouvernement du pays dans lequel il vient tout juste de présenter son film sur invitation. Malgré la qualité de sa programmation, la récente édition de la Berlinale devrait ainsi faire figure de mise en garde pour le reste du monde culturel supposément libre et démocratique. Plus que jamais, la liberté d’expression semble être un concept à géométrie variable, et on souhaite, sans trop d’espoir, bonne chance à Tricia Tuttle, la nouvelle directrice de la Berlinale, qui va clairement devoir naviguer sur des sables mouvants et dangereux. Pendant longtemps, les festivals ont dénoncé les menaces et la censure dont étaient victimes les cinéastes sélectionnés vivant sous des régimes autoritaires. Désormais, les cinéastes vont devoir se méfier également de l’instrumentalisation de leur parole par les régimes démocratiques qui les invitent. Les temps changent, comme on dit.


2 avril 2024