Éditorial – 24 images n° 211
par Bruno Dequen
Le 11 mai dernier, Pierre Hébert recevait dans le cadre des Sommets du cinéma d’animation le prix René-Jodoin. Juste après la remise de ce prix plus que justifié célébrant la carrière de l’un des cinéastes d’animation les plus importants de l’histoire du Québec, le public était invité à découvrir en grande première Graver l’homme : arrêt sur Pierre Hébert, un documentaire réalisé par Loïc Darses et produit par l’ONF. Le temps d’une soirée, la passion du cinéma, l’écoute d’une pensée rigoureuse et la célébration d’une démarche artistique engagée et « persistante », selon les mots mêmes d’Hébert, ont pris le pas sur l’inquiétude suscitée par les nouvelles quotidiennes. Le temps d’une soirée, l’art du cinéma a régné sans partage. Tout en revisitant avec fascination les multiples sentiers parcourus par le cinéaste depuis le début des années 1960, que Darses est parvenu à mettre en valeur de façon limpide et sensible, comment ne pas éprouver toutefois une certitude douce-amère : un parcours aussi abondant, essentiel et exploratoire que celui de Pierre Hébert aurait d’insurmontables embûches à contourner dans le contexte actuel pour pouvoir exister.
Comme nous le rappelle Graver l’homme…, Pierre Hébert a été un cinéaste à l’emploi de l’ONF pendant près de 35 ans avant de faire le saut comme cinéaste indépendant en 1999. Avec le soutien dans les premiers temps de son mentor Norman McLaren et les moyens mis à sa disposition à l’ONF, il a ainsi pu expérimenter, parfaire son art et entreprendre de nombreuses collaborations fructueuses pendant des décennies. Mais surtout, il a pu prendre des risques et affirmer sans cesse une liberté de parole à contre-courant. Un tel parcours est-il envisageable pour les artistes d’aujourd’hui ? La question n’est malheureusement que rhétorique, bien qu’il serait tout aussi discutable de porter un regard trop nostalgique sur un passé idéalisé. Si Hébert a certainement pu profiter à différents égards d’une conjoncture favorable au sein des studios d’animation de l’ONF, qui demeurent d’ailleurs encore aujourd’hui le joyau de l’institution, il suffit d’entendre Alanis Obomsawin évoquer les nombreuses luttes qu’elle a dû mener pendant des décennies pour réaliser ses projets malgré les réticences de ses supérieurs pour comprendre qu’il n’y a bien entendu jamais eu d’époque parfaite. De ce point de vue, certains combats ont fini par aboutir à de saines remises en question, et il serait ainsi injuste de ne pas mentionner les efforts de diversification des voix qui ont été faits depuis des années à l’ONF. De même, dans le dossier « Rêver l’ONF de demain » que nous avions proposé au sein du numéro 149 de la revue en 2010, un grand nombre de cinéastes exprimaient leur profond désir de voir l’institution quitter ses locaux industriels avec vue sur le métropolitain pour prendre enfin sa place au cœur de la ville et des gens. Un souhait finalement réalisé en 2019, même si l’accès promis à cet environnement « hautement créatif » demeure, en dehors de quelques évènements spéciaux, aussi facile qu’une tentative d’intrusion dans les locaux de la CIA.
Si l’ONF a mis en place plusieurs chantiers positifs dans les dernières années, on peut toutefois remarquer dans ses communications l’accroissement inquiétant d’une tendance présente dans toutes les institutions : la « novlangue » gestionnaire qui relègue comme une arrière-pensée toute vision de cinéma et de possibilité de dialogues entre cinéastes au profit d’une vague affirmation de saine gouvernance. « En réorganisant ses effectifs et en améliorant ses pratiques et ses outils de gestion, l’ONF amorce une modernisation qui le propulsera vers l’avenir tout en l’arrimant aux réalités de la production et du travail d’aujourd’hui. […] Cet exercice de modernisation entraîne le départ de 55 employés et la création de 23 nouveaux postes. » Qui sait, ces nouveaux postes sont peut-être destinés à des cinéastes, afin de rétablir minimalement la présence et l’influence à temps plein d’artistes au sein de l’organisme ? On a toujours le droit de rêver, après tout. Toutefois, difficile ne pas penser au texte d’introduction[1] de notre dossier qu’avait écrit Marie-Claude Loiselle il y a déjà près de 15 ans en lisant cette annonce aussi peu détaillée en termes de vision.
À l’époque, Loiselle observait avec justesse que « [l]’économie et l’idéologie gestionnaire en sont venues à engloutir tout le champ du social, jusqu’à la culture. » Ne soyons pas injustes. Que l’ONF affirme vouloir enfin alléger le poids de son fonctionnement administratif au profit d’un investissement supplémentaire dans la production n’est pas une mauvaise idée en soi et, comme le veut l’adage, il serait sain de donner la chance au coureur. Si l’annonce récente de cette « réorganisation » mérite toutefois d’être prise avec un grain de sel, c’est avant tout parce qu’elle s’inscrit dans un contexte actuel où « l’amélioration des pratiques et des outils de gestion » demeure l’euphémisme de rigueur pour signifier qu’il faudra faire plus avec moins, selon les principes inspirants des innombrables consultants que nos dirigeants actuels adorent employer. Sous l’égide exclusive des concepts de productivité et de gouvernance qui régissent le domaine privé, les organismes culturels de plus en plus précaires ne cessent de voir leurs tâches administratives augmenter au détriment de leur mandat premier qui devrait demeurer, dans le cadre d’une culture conçue comme un projet de société, la création d’œuvres réfléchies qui invitent à repenser le monde hors des dictats du marché ou des orientations politiques du moment.
Sans présumer de la teneur de certains conflits internes qui ont probablement présidé à de nombreuses décisions récentes, il faut reconnaître que les derniers mois ont été, pour le milieu culturel, le signe d’une prise de pouvoir définitif des spécialistes de la bonne gestion et des idéologues de la productivité. Ainsi, en l’espace de quelques semaines, l’équipe de la revue Relations s’est retrouvée du jour au lendemain à la rue à la suite d’une décision « douloureuse » du C.A. de l’organisme qui chapeautait cette publication engagée, le directeur général du Festival du nouveau cinéma s’est également fait congédier par son propre C.A. afin qu’un « consultant dans les ressources humaines » puisse suggérer « une façon plus moderne de travailler », et le gouvernement, après avoir demandé pendant des années aux organismes de se réinventer après la pandémie, a confirmé un sous-financement à venir du Conseil des arts et des lettres du Québec qui va mettre en péril d’innombrables projets.
Bien entendu, lorsqu’on a déjà dépensé inutilement pour la création avortée des « espaces bleus » et qu’on prévoit investir dans un projet hautement idéologique de musée de la fierté québécoise, on doit bien couper quelque part. Certains pourraient arguer que le gouvernement a réussi à bonifier les crédits d’impôt pour les productions étrangères, à la grande joie des studios MELS et consorts. Comme quoi, quand on veut vraiment quelque chose, on peut toujours trouver des solutions aux apparentes impasses budgétaires. Après tout, la SODEC a récemment décidé de financer un projet immersif de la multimillionnaire Phoebe Greenberg. À nouveau, ne soyons pas injustes. Il est possible qu’en apprenant une telle nouvelle, le ministre de la Culture Mathieu Lacombe ait été aussi choqué que nous. Qui sait, cette décision discutable sera peut-être même le point de départ d’une refonte de la vision culturelle du Québec. Avec un peu de chance, notre ministre va possiblement suivre la trace de ses collègues et proposer la création d’une agence de la culture menée par une équipe de « top guns » qui, dans quelques années, décideront avec magnanimité comment répartir les quelques piasses qui resteront pour les artistes qui auront réussi à persister jusque-là.
[1] Marie-Claude Loiselle, « L’État et la culture : Épineuse alliance », 24 images, no 149, 4-9.
Légende photo : Escaliers Espace ONF_Photo ©2022 Stéphane Brügger pour l’ONF
9 juin 2024