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Éditos

Éditorial – 24 images n° 212

par Bruno Dequen

L’an dernier, le phénomène Barbenheimer a momentanément sorti de sa léthargie des dernières décennies l’industrie hollywoodienne estivale. Pour une rare fois, personne n’avait su prédire l’étendue du succès simultané de deux superproductions n’appartenant à aucune franchise. Certes, Barbietm était loin d’être une inconnue. Toutefois, la surprise a été d’autant plus grande qu’au même moment, les valeurs sûres pour actionnaires de multinationales du divertissement telles que l’ultime aventure gériatrique d’Indiana Jones ou la nouvelle mission jamais si impossible du plus célèbre des scientologues n’ont pas été à la hauteur des attentes boursières. Par la suite, de nombreux experts se sont posé les mêmes questions : les films de Greta Gerwig et Christopher Nolan vont-ils provoquer un changement de mentalité de la part des studios ? Assistons-nous à l’épuisement des interminables suites et métavers conçus pour les adulescents ? Alors que l’été 2024 touche à sa fin, une seule réponse est possible : absolument pas ! En temps normal, une telle constatation prévisible ne donnerait pas lieu à un éditorial. Après tout, il n’y a rien de si surprenant dans le fait que les derniers mois en salles aient été à nouveau dominés par l’éternel retour de marchandises déjà testées à fort potentiel de produits dérivés. Pourquoi donc gâcher le moindre temps de cerveau sur ce sujet ? La réponse tient en deux noms : Deadpool et Wolverine.

De Singin’ in the Rain (Stanley Donen et Gene Kelly, 1952) à Once Upon a Time in Hollywood (Quentin Tarantino, 2019) en passant par The Player (Robert Altman, 1992), on ne compte plus les films prenant la forme de mises en abyme des inévitables paradoxes qui tiraillent l’industrie autoproclamée du rêve. Souvent portés par des films ambitieux, les autoportraits du cinéma commercial ont su démontrer que les dessous d’un art à but lucratif étaient un sujet passionnant qui pouvait être observé sous de multiples regards, de l’hommage ironique à la satire la plus féroce. Si elles ne se déroulent pas littéralement dans le milieu du cinéma, les aventures du méta-personnage supposément sarcastique produites, coscénarisées et interprétées par l’acteur et homme d’affaires Ryan Reynolds invitent tout de même à ce qu’on les considère comme un état des lieux d’Hollywood. Après tout, Deadpool ne cesse de commenter ouvertement son propre positionnement dans l’univers Marvel à l’aide d’apartés et de caméos. Que l’on soit intéressé ou non par l’humour scatologique et les films de superhéros, l’indéniable succès commercial de Deadpool & Wolverine, qui vient de clouer le bec à tous ceux qui pensaient que la période de domination des héros en spandex était presque révolue, ne devrait pas être pris à la légère. Voici quelques leçons à tirer de ce phénomène exceptionnel.

Alors que le torchon brûle depuis des années entre les défenseurs d’une idée du cinéma en tant qu’art soutenue par le vénérable Martin Scorsese et les artistes toujours plus nombreux à être incapables de résister aux chèques de paye de Disney/Marvel, deux options créatives avaient toujours été proposées par les transfuges. D’un côté, celle des artisans, conscients de ne pas réaliser des chefs-d’œuvre existentiels mais tentant de raconter et de mettre en scène correctement des histoires engageantes selon le cadre qui leur est imposé. De l’autre, celle d’artistes voulant transcender le matériel qui leur a été confié. Pensons notamment à Nolan et ses Batman, mais aussi à cet entretien mythique des frères Russo affirmant (sans rire !) qu’Antonioni faisait partie des sources d’inspiration pour le traitement psychologique des couleurs dans leur Avengers: Endgame (2019). Adoptant un parti-pris radical, Deadpool & Wolverine s’inscrit d’entrée de jeu dans le débat en… rejetant les deux options !

Deadpool/Reynolds ne perd en effet aucun temps pour affirmer à la caméra que son récit ne comporte aucun enjeu (puisque le multivers n’intéresse personne, sans même parler du fait que ses personnages se déclinent désormais en une infinité de variants sans histoire) et que ses ambitions créatives sont au plus bas (un pastiche ouvertement plat des décors de Mad Max est pointé du doigt). Si Reynolds se permet d’énoncer ouvertement les lacunes de son propre film, c’est qu’il est parfaitement conscient de deux choses. D’une part, il ne dit rien que tout amateur de ce type de cinéma ne sache déjà. Et il y a effectivement quelque chose d’aussi irritant que rafraîchissant à observer un film qui n’essaie même pas et qui ne cesse de nous le rappeler en pleine face. À tous les artistes aux ambitions mal gérées, Reynolds et ses collègues répondent énergiquement : on fait des Big Macs, voici un Big Mac ! Cependant, ne soyons pas dupes, Reynolds sait que l’ambition de son film se situe ailleurs. Alors que le milieu du cinéma se demande depuis deux décennies comment adapter les outils du web à la promotion des films, Reynolds et compagnie ont manifestement eu l’idée d’inverser le processus. Entre les innombrables scènes d’action parfaitement synchronisées avec une chanson pop, les plans au ralenti d’une durée ne dépassant jamais les contraintes d’un TikTok et les one-liners référentiels ne nécessitant aucune mise en contexte, Deadpool & Wolverine est possiblement la première superproduction conçue pour être au service du web et non l’inverse. Nul besoin d’attendre la créativité de fans s’emparant des réseaux, le film lui-même n’est qu’un gigantesque bassin à mèmes, gifs et autres stories offert au monde entier par le plus grand conglomérat médiatique.

Maître de l’autopromotion web depuis longtemps, Reynolds était en outre la personne toute désignée pour « sauver Marvel », capable de piocher habilement dans tout le potentiel de placement de produits que permet désormais l’acquisition coûteuse des studios Marvel et Fox par Disney. Caméos à foison dont le traitement « humoristique » fait oublier la complète inutilité narrative, innombrables références à des couvertures de comics sous forme de plans réutilisables en ligne, inclusion de contenus exclusifs de la plateforme Disney+, le film ne recule devant rien pour être le porte-parole idéal des avantages qu’il y a à être un géant du divertissement qui défie désormais les règles élémentaires de concurrence. Deadpool & Wolverine, c’est l’extase d’un accès sans limites à des films et des personnages pour un recyclage rapide à des fins strictement mercantiles, c’est la plus enthousiaste publicité de deux heures pour Disney+, c’est la fierté joyeuse de ne plus rien raconter, penser ou tenter de faire ressentir sinon la jouissance superficielle et éphémère d’une reconnaissance de produit. C’est l’aboutissement ultime d’un certain cinéma commercial.

Depuis toujours, les films sur le cinéma hollywoodien, quelle que soit leur approche, n’ont eu de cesse d’observer le même combat : celui d’artistes qui, envers et contre toute attente de leurs supérieurs, tentaient d’incorporer du rêve et de l’authenticité au sein d’une production mercantile. Dans Deadpool & Wolverine, il n’y a même plus de combat. Le film est au service de ses supérieurs. Et sa plus grande réussite aura été de teinter d’une amitié « authentique »,  abondamment surlignée en ligne et supposée tout excuser, l’un des projets les plus cyniquement mercantiles de l’histoire d’un cinéma qui, sans rien dire, n’est plus qu’un outil de promotion parmi d’autres de contenu multi-plateforme. C’est le succès de l’année. À quoi Ryan Reynolds veut-il que nous rêvions ? Aux actionnaires de Disney, j’imagine. L’avenir des films estivaux s’annonce radieux.


4 septembre 2024