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Éditos

Éditorial – 24 images n° 213

par Bruno Dequen

Comme tout bon représentant de la fin de la génération X, j’écoutais depuis plusieurs jours en boucle Songs of a Lost World, le grand retour crépusculaire de The Cure, lorsque la soirée désespérante du 5 novembre a confirmé avec éclat la victoire triomphale de l’homme politique le plus ouvertement agressif que les États-Unis aient connu. Évidemment, l’éditorial d’une revue de cinéma n’est pas l’endroit approprié pour analyser – et encore moins juger en pseudo-expert – les innombrables raisons d’une telle consécration. Cela dit, alors que de nombreux spécialistes tentent de déterminer a posteriori ce qui n’a pas fonctionné dans la campagne démocrate, la principale question demeure : comment se fait-il que, malgré une frustration perceptible envers le gouvernement en place, la population américaine a pu voter aussi massivement pour un candidat dont la vision du monde fait fi de toute proposition d’un vivre ensemble au profit d’une exaltation d’un libertarisme fondé sur le mépris et la colère envers autrui ? Certes, réfléchir à ça tout en écoutant le bon vieux gothique dépressif Robert Smith se lamenter de la disparition d’un monde n’aide peut-être pas à envisager les choses de façon optimiste. Néanmoins, il est indéniable que les récentes élections américaines ne font que confirmer une tendance que l’on peut observer, à différents niveaux, dans toutes les démocraties actuelles : la normalisation politique et publique de discours et de comportements qui privilégient la critique ou la menace à sens unique au détriment de tout dialogue possible. L’Amérique trumpiste a beau être devenue une caricature de cette tendance, personne n’est à l’abri.

De ce point de vue, il me semble important de revenir sur l’annulation en septembre dernier de la projection officielle du documentaire Russians at War (Anastasia Trofimova), une coproduction canadienne, lors du plus récent Festival international de films de Toronto (TIFF). Dans ce numéro, Elijah Baron et moi abordons sous un angle critique la vision effectivement discutable que ce documentaire présente. Notre position est claire : il s’agit d’un film politiquement problématique dont la présentation nécessite un accompagnement éditorial non complaisant. Toutefois, ce n’est pas le film lui-même qui m’intéresse ici, mais le précédent inquiétant que les évènements qui ont entouré sa présentation au TIFF représentent. Voici un rappel abrégé des faits. Dès l’annonce de la sélection du film par le TIFF le 7 août dernier (à la suite de sa sélection à la Biennale de Venise), des internautes, militants et représentants ukrainiens dénoncent en ligne un tel choix de programmation. Le 5 septembre, jour d’ouverture du festival, l’affaire se politise de façon plus officielle, puisque le consul général d’Ukraine à Toronto, Oleh Nikolenko, envoie une lettre à Cameron Bailey, le directeur général du TIFF, exigeant le retrait du film. À partir de là, tout s’accélère. Le 10 septembre, la vice-première ministre du Canada, Chrystia Freeland, d’origine ukrainienne, dénonce publiquement le soutien que le Canada accorde à la production et à la diffusion du film. À peine quelques heures plus tard, des manifestations s’intensifient aux abords du festival, et le conseil d’administration de TVO, diffuseur du film, lui retire son soutien, alors qu’ils avaient publié une lettre confirmant à nouveau leur engagement envers cette œuvre « antiguerre » au lendemain de l’intervention de Nikolenko. Après avoir réaffirmé le 11 septembre sa volonté de maintenir les séances du film, le TIFF annule finalement les séances prévues à cause de « menaces à la sécurité du festival et de son équipe ». Une séance sera finalement organisée le 17 septembre en présence de la cinéaste. Depuis, plusieurs festivals internationaux ont annulé leurs propres séances du film à la suite de menaces, les producteurs de Russians at War affirment vouloir poursuivre TVO, appuyés par la Documentary Organization of Canada (DOC), qui dénonce la menace qu’un tel retrait engendre envers l’indépendance éditoriale des institutions culturelles.

Bref, absolument tout le monde est sorti perdant de cette saga. Le lynchage du film en ligne, effectué comme toujours en grande partie par des gens ne l’ayant pas vu et refusant catégoriquement qu’une telle possibilité existe, a paradoxalement donné au film plus de visibilité médiatique qu’à tout autre documentaire cette année. Le conseil d’administration de TVO a démontré qu’il pouvait se dissocier des décisions de ses propres employés en à peine quelques heures. Le TIFF a fini par organiser une projection auto-complaisante, lors de laquelle il n’a finalement été question que d’insister sur le bien-fondé de leur sélection, sans aucune prise en considération des critiques formulées à l’endroit du film autrement que comme de vagues désagréments injustifiables. Mais surtout, Chrystia Freeland n’est pas revenue depuis de façon aussi publique sur toute cette affaire, alors que c’est sa prise de parole qui a mis le feu aux poudres. Loin de moi l’idée de juger la réaction émotive et tout à fait compréhensible d’une femme d’origine ukrainienne apprenant qu’un documentaire sur des soldats russes tourné par une cinéaste qui a collaboré à de multiples reprises avec RT, l’une des chaînes d’État russe, va être présenté en grande première nord-américaine dans sa ville. Comme la quasi-totalité de ses compatriotes, Chrystia Freeland a bien le droit de refuser de regarder deux heures de film donnant la parole à ceux qui s’affairent actuellement à envahir et détruire le pays d’origine de sa famille. Comme citoyenne, elle peut même critiquer une telle présentation. Mais Chrystia Freeland n’est pas une simple citoyenne. En tant que figure politique, et pas des moindres, il est de sa responsabilité de soutenir la liberté d’expression, d’encourager le débat et, lorsque les protestations se transforment en menaces (réelles ou virtuelles), d’effectuer un appel au calme et au dialogue aussi puissant que sa première intervention.

En tant que figure de pouvoir, la vice-première ministre a malgré elle participé à légitimer l’aggravation irréversible d’un mouvement de protestation qui, en démocratie, aurait dû résulter dans l’instauration d’un espace de dialogue, aussi critique soit-il. Malheureusement, de tels cas de figure ne cessent de se répéter depuis plusieurs années. Les appels à la censure se multiplient, prenant presque toujours la forme de menaces que les institutions et organismes dénoncent rapidement pour justifier annulation sur annulation. Encore une fois, il ne s’agit pas ici de soutenir que toute institution culturelle devrait être, par nature, exempte de toute critique. Personnellement, je considère que la projection complaisante d’un film comme Russians at War, comme si de rien n’était, dans le cadre d’un gros rassemblement festif comme le TIFF, méritait d’être critiquée. Et je pense également que l’équipe de programmation du festival, de même que les commissionnaires de TVO, a soutenu un projet qui, par sa nature même, aurait dû au minimum susciter de longues réflexions dépassant la simple joie naïve d’avoir encouragé un film « antiguerre ». Cela étant dit, dans un même souffle, j’affirmerai sans cesse qu’un tel film, une fois produit et sélectionné par ces mêmes institutions, peut être librement présenté dans un contexte adéquat. Si nous ne sommes même plus capables d’inciter nos organismes à faire mieux et que nous continuons à légitimer sans aucune réserve les menaces et l’appel à la censure, nous serons peut-être bientôt forcés d’admettre que Robert Smith a raison. Notre monde sera bel et bien perdu si, face aux horreurs du présent et à la polarisation des convictions religieuses et politiques, nous ne cessons de privilégier tant les stratégies de tête dans le sable que les campagnes d’effacement.

 

P.-S. Quelques jours après avoir écrit cet éditorial, les RIDM (Rencontres internationales du documentaire de Montréal) ont annulé les séances prévues de Rule of Stone de Danae Elon, à la demande de la cinéaste, à qui le festival avait fait part d’appels au boycottage de la part d’organismes palestiniens. Tout en comprenant la colère et le désespoir qui poussent actuellement ces derniers à demander l’annulation de toute diffusion de produit culturel financé en partie par des institutions culturelles israéliennes (production majoritairement canadienne, Rule of Stone a reçu du financement israélien en développement il y a six ans), il n’en demeure pas moins décourageant d’apprendre qu’un film d’une cinéaste engagée, ouvertement critique des politiques d’Israël, ait pu être ainsi rejeté sans aucune nuance. Alors que la présentation du film aurait pu être l’occasion de souligner l’importance cruciale d’une lutte conjointe contre les politiques colonialistes et génocidaires du gouvernement israélien, l’appel à une irréconciliable division a encore gagné.

Image tirée de Rule of Stone


4 Décembre 2024