Éditorial – 24 images n° 214
par Bruno Dequen
Depuis la troisième semaine de janvier, notre monde subit chaque jour les conséquences d’un cataclysme dévastateur dont nous sommes incapables de mesurer l’impact à long terme. Tout ce qui semblait aller de soi s’est effondré de façon rapide et inéluctable ; nous avons l’impression de plonger dans une période d’obscurantisme sans fin. Vous l’aurez compris, j’évoque ici le choc suscité le 22 janvier dernier par… l’annonce d’une recommandation de fermeture des cinémas Guzzo. Pendant les deux semaines qui ont suivi, plusieurs d’entre nous ont tenté de s’accrocher à la faible lueur d’espoir que le hardi et flamboyant entrepreneur brandissait. Son courage face à l’adversité restera dans les annales. En coupant le chauffage de ses salles, en gardant tous ses employés au salaire minimum et en continuant d’ignorer banques, propriétaires, fisc et tout type de créancier qui soit, l’ex-vedette de Dragon’s Den (bravo encore à la CBC d’avoir renforcé l’ego et le portefeuille fragile de Vincenzo pendant six ans) a voulu croire à son rêve jusqu’au bout. Le juge de la Cour supérieure l’a d’ailleurs reconnu lors du fatidique jugement du 5 février. Apparemment, Guzzo était à ce point persuadé de la livraison imminente d’une mallette de 90 millions de dollars en forme de happy end hollywoodien qu’il continuait d’effectuer des paiements « hautement irréguliers ». Malheureusement, le système judiciaire canadien détient encore une certaine légitimité, et the dream is over, comme dirait celui qui aura été notre véritable Elvis Gratton du cinéma québécois.
Hormis le fait que sa personnalité humble et attachante en fait une cible facile, pourquoi revenir sur les déboires de l’ancien président (2012-2020) de l’APCQ (Association des Propriétaires de Cinémas du Québec), me direz-vous ? Entre l’impact du retour impérialiste de Trump et la crise sans précédent que subit actuellement tout notre milieu culturel, ce ne sont pas les sujets importants qui manquent. Vous avez raison, mais je pense que le cas Guzzo incarne, bien malgré lui, plusieurs de ces enjeux. Avouons qu’il y avait une certaine forme d’ironie du destin à observer simultanément la réapparition sous testostérone du chantre de America First et la chute du plus férocement américanophile des exploitants québécois. Ayant profité tout au long de sa carrière de l’absence de politique de protectionnisme culturel face à notre puissant et désormais agressif voisin du Sud, Guzzo a pu bâtir une business exclusivement fondée sur la promotion de films amaricains. D’une condescendance jamais démentie envers le cinéma québécois, il acceptait tout de même de présenter quelques-unes de nos œuvres qu’il jugeait suffisamment divertissantes dans ses 140 salles, mais son impact sur le box-office québécois demeurait bien moindre que le potentiel suggéré par son petit empire. En ayant concentré à peu près tout son modèle d’affaires sur un seul produit culturel (la superproduction américaine pour ados), Guzzo a sombré dès que ce produit est devenu plus volatil. L’équation est simple : folie des grandeurs + pandémie + chute de Marvel = fin de Vincenzo. Soyons justes toutefois : Cineplex, son principal concurrent, ne vaut pas beaucoup mieux. Le monopole dont bénéficie la compagnie ontarienne, de même que son choix de compenser la baisse d’achalandage par des salles aux tarifs de plus en plus indécents, nous fait presque oublier que la compagnie, au bord du trou, avait tenté d’être acquise par le groupe anglais Cineworld en 2019 – une transaction qui avait été avortée par la pandémie. Bref, les cinémas de quartier continuent d’avoir la cote, mais le modèle des multiplexes est en crise. Je ne vous apprends rien. En revanche, si vous pensiez que cet éditorial se réjouirait d’une telle situation, détrompez-vous !
Si je n’ai pas versé de larmes sur la disparition des autos tamponneuses et de la subtile bande-annonce explosive (Go Big or Stay Home !) précédant chaque séance guzzesque, il n’en demeure pas moins que de nombreux multiplexes québécois possèdent un potentiel qui n’aura jamais été exploité adéquatement. En théorie, ils devraient être une arme de démocratisation massive du cinéma mondial. Pour celles et ceux qui n’ont pas la chance d’habiter à proximité d’un cinéma d’art et d’essai ou qui n’ont pas encore eu la piqûre cinéphile, ils demeurent en effet la destination la plus accessible hors des plateformes en ligne. Mais surtout, leurs nombreuses salles devraient permettre de programmer une importante diversité de films favorisant la découverte. Or, à de rares exceptions près, l’homogénéité américanophile des complexes continue d’être la norme. On pourrait très bien blâmer le manque de vision de certains exploitants, comme on l’a fait pour Guzzo, mais il serait grand temps d’admettre qu’il est illusoire de penser qu’un vendeur de pop-corn puisse se transformer en mécène des arts du jour au lendemain. Notre politique culturelle est depuis longtemps fondée sur un soutien sans faille à la production et un désintérêt à peine voilé pour les enjeux de diffusion et de pérennité des œuvres. Or, si ce manque de vision et de courage politique a fait du Canada un pays joyeusement colonisé par la culture américaine depuis plus d’un siècle, l’émergence de l’internet a renforcé cette réalité jusqu’au point de rupture actuel.
Cela fait bien longtemps que l’utopie universaliste du web a fait place aux chambres d’écho insidieusement contrôlées par quelques géants d’une Silicon Valley qui, depuis janvier, n’ont même plus à faire semblant d’être progressistes. Le message lancé lors de l’inauguration de Trump était clair : la broligarchie s’affiche enfin, car le monde entier est en ligne et ce monde leur appartient. La réalité n’existe qu’en fonction de leurs désirs du moment. Or, nous avons tous participé à la création de ce spectacle déprimant, encouragés par nos propres gouvernements. Nous avons quand même eu presque deux décennies pour tenter de combattre l’hégémonie grandissante des GAFAM. Malgré cela, mis à part quelques propositions de régulation timides, la plupart des initiatives politiques ont renforcé le pouvoir de ces compagnies. Qu’avons-nous fait face à la migration des revenus publicitaires en ligne ? Nous avons créé d’innombrables programmes de stratégies numériques permettant de payer grassement des consultants qui nous ont encouragés à mettre de plus en plus d’heures – et d’argent – dans les réseaux sociaux et les algorithmes de Google. Quel est l’un des rares festivals de cinéma supposément d’envergure et désormais financé en partie par les fonds publics à avoir été fondé dans les dernières années ? Plein(s) écran(s), dont le modèle de base consiste à fournir gratuitement à Facebook des courts métrages québécois ! Il n’est pas question de dénoncer ici une initiative qui partait de bonnes intentions, mais il est temps qu’on s’arrête un peu pour observer les dégâts. Depuis près de deux décennies, du point de vue de l’aide en diffusion et en rayonnement culturels, on pourrait résumer un grand nombre de politiques et de programmes ainsi : à défaut de pouvoir la dresser, il faut nourrir la bête.
Le milieu culturel serait moins fragile si tous les millions accordés pour parfaire nos « virages numériques » avaient servi à soutenir plus adéquatement les artistes et à solidifier des espaces de diffusion, de promotion et d’accompagnement critique. Alors qu’il est minuit passé, notre ministre et d’ex-fonctionnaires culturels, qui ont comme point en commun de n’avoir aucune gêne ni aucun recul critique, en appellent à de énièmes états généraux et autres comités d’experts pour réfléchir à une situation qu’ils n’ont cessé d’encourager eux-mêmes. Pire encore, ils ont le culot, après des années de dilapidation des fonds publics au profit de milliardaires hilares (et ne parlons même pas du refus systémique de s’attaquer à l’évasion fiscale), de suggérer que les organismes culturels précaires devraient mieux se gérer ! Il y aurait de quoi rire jaune si tout ce cirque ne retardait pas la mise en œuvre d’actions aussi nécessaires qu’évidentes : investissez dans les espaces de diffusion, donnez-leur les moyens de faire leur promotion auprès de médias locaux et non des GAFAM, imposez des quotas de films canadiens et internationaux à tous les cinémas, aidez-les à les respecter, et cessez de nourrir une bête qui mord ! Sans abandonner totalement le web (trop tard…), il est temps d’investir sur le terrain, mais de nombreux soldats culturels sont en train de tomber au combat pendant que notre gouvernement se félicite de la mise en place d’un nombre grandissant de top guns et d’avoir enfin réussi à statuer que le hockey est bel et bien notre sport national. Si on ne se réveille pas très vite, on perdra des choses bien plus importantes que des cinémas Guzzo.
4 mars 2025