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Éditos

Éditorial – 24 images n° 215

par Bruno Dequen

À moins de vous sentir opprimé comme Mathieu Bock-Côté et Richard Martineau par d’affreux wokessurpuissants, d’avoir joyeusement investi dans la cryptomonnaie $TRUMP, d’avoir poussé un soupir de soulagement en apprenant la libération d’Andrew Tate ou d’être aussi écœuré des mauvais immigrants que François Legault et Paul St-Pierre Plamondon, il y a de fortes chances que votre état mental actuel s’apparente à l’un des stades les plus sévères de l’effarement. Face au flux ininterrompu de nouvelles désespérantes, difficile en effet de ne pas se sentir à la fois submergé et désemparé. Chaque heure semble nous plonger toujours plus loin dans le monde « de merde » rêvé par Steve Bannon et désormais mis en place avec une efficacité indéniable par son élève qui n’est, faut-il le rappeler, que la version la plus caricaturale et narcissique d’une mouvance internationale contre la culture, les valeurs progressistes et la social-démocratie. Comble de paradoxe, ce retour du refoulé si inquiétant a suscité un inimaginable sursaut patriotique canadien… qui s’est finalement concrétisé par le plébiscite à parts presque égales d’un banquier adepte des paradis fiscaux (malgré lui, parce que le système est fait comme ça) et d’un populiste rageur qui espère anéantir le peu qu’il reste de médias publics. Jusqu’ici tout va bien, comme on disait dans l’un des grands feel-good movies français des années 1990.

Si je rappelle le nom du mentor déchu de la stratégie de communication trumpienne, ce n’est pas pour enfoncer le clou dans la plaie béante de nos illusions perdues. C’est plutôt pour souligner que l’un des aspects les plus décourageants des derniers mois est le fait que les actions effectuées par le roi Donald depuis son retour sur le trône ne résultent pas d’un plan machiavélique occulte, mais d’une application de principes et de méthodes énoncés noir sur blanc depuis des années : surcharger les médias de contenus, multiplier les fausses nouvelles, transformer les oppresseurs en opprimés, démolir la fonction publique, censurer la culture et l’éducation et, surtout, intimider, intimider, intimider pour rappeler au monde entier qui a le plus gros paquet. Bref, nous savons tous comment fonctionne la machine. Comment se fait-il alors qu’il soit si difficile de la faire dérailler ? L’une des réponses se trouve dans I Signed the Petition de Mahdi Fleifel, qui est évoqué dans ce numéro sur le cinéma palestinien. Alors que Fleifel demande à son ami Farris pourquoi le boycottage culturel semble aussi important que futile, il lui répond que de nombreuses pétitions commettent l’erreur de croire que les communications se font sur un pied d’égalité. Or, l’actualité ne cesse de nous confirmer que la réalité médiatique actuelle, qu’il s’agisse des grands médias ou des réseaux sociaux, est un terrain propice au rayonnement des coups d’éclat des intimidateurs adeptes du détournement de sens. Au Québec, je pense avoir vu plus de contenus encourageant / critiquant / déplorant le « pauvre conne » subtilement asséné par Richard Martineau à la journaliste Marie-Élaine Guay que d’articles de fond sur la disparition des enjeux climatiques. Chez nos voisins, je ne me suis pas encore remis d’un entretien de Bill Maher avec un supposé spécialiste du Proche-Orient, un New York Times best-seller author, qui affirmait que les gens devraient arrêter de complexifier les choses et comprendre que les tensions entre Israéliens et Palestiniens s’expliquent par le fait que les premiers se battent pour la vie, alors que les seconds désirent la mort !

J’imagine que vous vous dites ici que je n’existe décidément que pour déplorer la fabrication de notre cercueil collectif. Détrompez-vous : pour une rare fois, j’ai décidé au contraire de ne pas tomber dans le défaitisme le plus absolu. Depuis des mois, j’ai au contraire le sentiment de voir dans notre milieu des sites de résistance de plus en plus nombreux. Contrairement aux grands gestes d’antan, ces derniers ont pour particularité de s’inscrire volontairement dans la marge, acceptant le fait qu’il est inutile de combattre l’intimidateur sur son propre terrain. Au niveau international, nos collègues de Panorama-cinéma ont observé ce phénomène à travers de nombreux contre-programmes lors de la Berlinale[1]. À Montréal, on peut lier cette approche à la multiplication actuelle d’initiatives à petite échelle qui cherchent moins à rallier un hypothétique grand public qu’à stimuler un esprit de communauté. On peut penser à la Semaine de la critique, aux ciné-clubs, mais aussi aux évènements de la Lumière collective, à l’initiative récente de numérisation de films québécois de Tënk ou encore aux nouvelles rencontres sur le travail de programmation menées par Hors Champ au Cinéma Public. Cela faisait un moment que nous n’avions pas perçu un tel bouillonnement cinéphile. Tout n’est pas rose, bien entendu. Entre la précarité criante des organismes et le sentiment grandissant d’un entre-soi qui favorise parfois davantage le consensus de chambres d’écho qu’une réelle confrontation des idées, rien n’est parfait. Néanmoins, une forme de micro-résistance semble s’amplifier, et on ne peut qu’espérer qu’elle puisse perdurer et faire des petits.

Dans ce numéro, la cinéaste Razan AlSalah déclare : « La distribution dominante transforme les images de violence en contenu éphémère. Le cinéma, en revanche, offre un espace collectif dont la lenteur résiste à cette logique. Il crée les conditions pour l’attention, la réflexion et la conversation, et s’oppose ainsi à la passivité du spectateur de plateformes numériques. » C’est ce type de réflexion qui a présidé à la constitution de notre dossier sur le cinéma palestinien. Face à l’horreur que subissent quotidiennement et depuis si longtemps les Palestiniens, que peut une simple revue de cinéma ? Donner la parole, prendre le temps de mettre en contexte et, surtout, rappeler que le cinéma demeure un outil de taille pour lutter contre la déshumanisation qui demeure la pierre d’assise des oppresseurs. À travers ce dossier, nous tentons à notre petite échelle de refuser le détachement fataliste dans lequel nous plonge le flux ininterrompu des images et de la propagande. Les entretiens et les textes qui constituent ce numéro privilégient de multiples perspectives, mais ils n’affirment finalement qu’une chose fondamentale : le peuple palestinien existe, son cinéma ne cesse de le prouver, et il est plus important que jamais d’aller à sa rencontre.

[1] Voir leur dossier en ligne ici : panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=3&id=1282

Image tirée de I Signed the Petition de Mahdi Fleifel


2 juin 2025