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Éditos

Éditorial – 24 images n°200

par Bruno Dequen et Alice Michaud-Lapointe

Numéro 200: EN SAVOIR PLUS / COMMANDER

Un anniversaire est toujours l’occasion de faire un bilan introspectif. Plutôt allergiques à toute forme d’autocongratulation, nous avons rapidement évacué l’idée d’un numéro sous forme de republication sélective de plus de quarante ans d’écriture sur le cinéma. Ce n’est pas que l’histoire de la revue n’a aucune importance, bien au contraire. Sous la direction de Marie-Claude Loiselle, qui a tenu le fort pendant de nombreuses années, 24 images a su proposer une ligne éditoriale forte et singulière, portée par un grand nombre de plumes inspirantes. Mais il nous semblait qu’il n’était pas de notre ressort de faire notre propre histoire en regardant vers le passé. À l’aube de ce 200e numéro de 24 images, l’équipe s’est donc plutôt posé les questions suivantes : comment repenser l’écriture sur le cinéma et, plus largement, le geste critique ? Et comment mettre en valeur la pluralité des voix et des approches qui constituent de nos jours la revue ? À travers ce numéro, c’est donc en quelque sorte le 24 images actuel qui se présente. Quels types de critiques sommes-nous ? Et quel cinéma désirons-nous défendre ?

Face aux plateformes, aux réseaux sociaux et à la prolifération de films et textes critiques, il est plus que jamais important de se demander à quoi peut bien servir une revue de cinéma. Or, plutôt que d’organiser un énième colloque alarmiste sur « la mort de la critique », nous avons préféré nous lancer un défi collectif : chaque texte du numéro avait pour mission de mettre en lumière un aspect de notre rapport personnel au cinéma. À l’époque de la mise en scène de soi, comment mieux réfléchir le cinéma à travers une subjectivité plus affirmée qui, si elle s’éloigne de la traditionnelle objectivité critique, ne vise ni l’opinion, ni le soliloque satisfait ? Plus que jamais, la revue a été conçue comme une sorte de laboratoire visant à confronter nos propres idées préconçues.

Le titre de ce numéro anniversaire, « Vivre le cinéma », évoque en ce sens les voies uniques, originales, plurielles, par lesquelles le cinéma s’incarne en nous et comment l’amour des films permet d’appréhender le monde et de lui donner sens à travers le temps. S’ils n’hésitent pas à parcourir les origines de cette passion pour le cinéma, les textes de ce dossier ne sont pas de pures confessions, des éloges appuyés ou des revisites nostalgiques de projections passées. Ce sont plutôt des réflexions personnelles, qui se posent avec sincérité et nuancent les questions suivantes : que peut le cinéma aujourd’hui ? Qu’est-ce qui continue d’animer le geste d’écriture critique en son fond ? Quelles œuvres nous suivent au cours de notre existence et nous transmettent un regard différent sur la vie ?

Rassemblés sous le signe de la cinéphilie, les textes de ce 200e numéro de 24 images mettent en valeur une diversité de perspectives. Certains portent sur les liens entre pratique et critique, un angle riche qui est également exploré à la faveur d’entretiens exclusifs avec Apichatpong Weerasethakul et Pierre Hébert, ainsi que la recension des mémoires de Luc Moullet. D’autres s’intéressent à la manière dont la perception d’un film se modifie graduellement au fil des années, d’autres encore rappellent l’importance de sauver de l’oubli des filmographies plus marginalisées ou généralement encore regardées de haut. Le deuil est parfois une raison de se plonger dans les films pour réapprendre à vivre ; à d’autres occasions, c’est l’expérience ressentie en salle qui fascine et continue de hanter celui ou celle qui était présent.e « à ce moment-là ». Le temps, chaque fois, se retrouve décliné au cœur de ces expériences personnelles de cinéma, que ce soit devant Krzysztof Kieślowski, Wong Kar-wai, Gilles Groulx, Leos Carax, Richard Linklater ou Claire Denis. Il agit également comme une force qui nous mène à protéger des œuvres, à les revoir encore et encore jusqu’à les épuiser, ou à prendre un pas de recul vis-à-vis d’elles pour mieux les requestionner à l’aune du présent ou d’un futur déjà proche. Car c’est bien la visée de ce numéro anniversaire : continuer de croire qu’il faut critiquer le cinéma en prenant en compte les manières singulières dont il bouleverse et réinvente constamment notre rapport au temps.

Pourquoi s’acharner à créer alors que tout semble avoir été dit ? Cette question primordiale, les artistes se la posent depuis des siècles en contemplant leurs outils de travail, qu’il s’agisse d’une page blanche, d’un canevas vierge ou d’un instrument. Or, la critique, si elle peut faire preuve de créativité, a ceci de particulier qu’elle peut toujours justifier sa nécessité par rapport à une œuvre préexistante. Il est donc plus important que jamais d’interroger avec lucidité notre propre légitimité et vocation de critique. Pourquoi persister à écrire sur des films alors que tant de commentaires existent déjà ? Parce que certains films ont ceci de particulier qu’ils continuent de se déployer en nous longtemps après les avoir vus, mais aussi pour chercher sans cesse d’autres façons de partager des expériences marquantes.

Sans le dire ouvertement, ce numéro fait ainsi foi de manifeste pour une certaine idée de la critique. Une critique passionnée et personnelle, mais dont les emportements sont davantage liés au doute et à une conscience du temps que mus par l’autorité d’une opinion soi-disant indiscutable. Une critique qui privilégie la générosité aux élans lapidaires et méprisants. Une critique qui ne cesse de chercher comment aller différemment à la rencontre des œuvres, mieux partager des fulgurances et réinventer la puissance du cinéma à sa façon. Une critique aussi ambitieuse qu’humble, capable d’affirmer avec une même intensité son expertise singulière, ses angles morts, sa pertinence et ses questionnements.

De nos jours, il serait bien présomptueux de pouvoir prétendre répondre à une question telle que « Qu’est-ce que le cinéma ? » D’autant plus que l’équipe de 24 images elle-même ne s’entendrait pas sur les réponses possibles ! Et encore moins sur une liste apparemment infaillible d’une centaine de films qu’il faudrait avoir vus ! Ceci dit, au travers des textes qui forment ce numéro spécial, nous espérons que vous pourrez lire en filigrane nos multiples rapports au cinéma, certains plus politiques, d’autres davantage existentiels, esthétiques ou historiques. À cet égard, la liste d’œuvres et cinéastes mentionnés est aussi longue que diverse : de Richard Fleicsher et Kao Pao-Shu à Andreï Zviaguintsev et Tsai Ming-liang, de Rio Bravo à Lyrical Nitrate, en passant même par Dirty Grandpa !

Cette volonté d’entamer dans ce dossier un travail d’exploration réflexif, de revenir vers notre expérience profondément personnelle de cinéma, s’est avérée une voie de choix pour cerner avec plus de précision les contours de notre mission critique actuelle. Parce qu’il faut parfois en effet revenir à la base, au cœur même de l’enfance ou des premières initiations cinéphiles, pour comprendre quels cinémas continuent de nous pousser vers l’avant, de nous faire rêver et de nous permettre de croire à mieux. Les écritures que vous rencontrerez ici empruntent des chemins de pensée et des styles variés : certaines plumes sont volontaires, revendicatrices, d’autres plus pudiques, empreintes de spiritualité et d’autres encore demeurent persévérantes, cherchant envers et contre tout à nommer une expérience affective qui apparaît au premier abord fuyante, insaisissable. Mais chacune d’entre elles, hors de tout doute, invite à une rencontre honnête et profonde avec des scènes, des plans, des instants de cinéma marquants. Le cinéma, dans ce 200e numéro de 24 images, se dévoile dans sa forme la plus kaléidoscopique et foisonnante, riche et éclectique, et comme un art vers lequel il faut continuer de revenir, encore et encore, inlassablement, dans l’écriture ou en salles, pour comprendre un peu mieux les obsessions et les fascinations mystérieuses qui nous traversent. Vivre le cinéma, c’est ainsi tenter, d’une image à l’autre, et au fil du temps, d’éclairer ses propres secrets dans l’écriture.


17 septembre 2021