Éditorial – 24 images n°201
par Bruno Dequen
Que retenir du cinéma de 2021 ? À bien des égards, cette année aura été l’une des périodes les plus étranges, stimulantes, inquiétantes et incertaines que la société – et l’industrie cinématographique – auront connu. Malgré quelques espoirs, le sort de 2020 avait été scellé au printemps, dès qu’un retour rapide à la normale nous était apparu comme un rêve lointain. Films repoussés, longues périodes de confinement, migration de toute l’industrie culturelle en ligne : 2020 aura été l’année des plans de secours, et ces plans vont laisser des traces. Avec l’annonce des campagnes de vaccination, 2021 aura été marquée par une remise en mouvement – pour les pays privilégiés, on s’entend. Mais un mouvement mesuré, inégal selon les saisons, et toujours hanté par la présence d’un virus qui est loin d’avoir disparu. Ce fut l’année du trop peu et du trop-plein, de la lassitude et de la solitude, avant que ne se manifeste un enthousiasme teinté d’inquiétude, celui des rencontres enfin retrouvées.
Du côté des cinéphiles, cette irrégularité de nos conditions de vie aura découpé l’année en trois temps. Jusqu’à l’été, ce fut le long hiver de la distribution : des sorties en salles faméliques pour les films qui ne pouvaient plus attendre, des festivals et des plateformes en ligne pour les plus motivés – de moins en moins nombreux. Puis vint l’été, marqué par le retour à la quasi-normalité d’un festival de Cannes improbable, ainsi que la sortie (simultanée en ligne) de Annette, devenu par défaut le symbole du retour en salle du grand film d’auteur et la source de nombreux débats, y compris au sein de la revue. À l’automne enfin, le déconfinement tant attendu provoquera la cohue : innombrables sorties hebdomadaires, retour en salles des festivals, fenêtres de diffusion de plus en plus étroites qui ne permettent presque plus aux films d’exister. Bref, si ce découpage de l’année correspond somme toute assez bien à une année ordinaire, 2021 aura non seulement accentué l’intensité de chaque période, mais aussi rassemblé des films à cheval entre deux années, entre deux réalités.
Annette, Benedetta, The French Dispatch, Memoria… les films de plusieurs grands noms du cinéma étaient prêts depuis plus d’un an. Leur sortie cette année n’est donc qu’accidentelle. Ils attendaient le bon moment. À l’inverse, Hygiène sociale, Le genou d’Ahed, In Front of Your Face, Drive My Car, Red Rocket et une surprise comme Beyond the Infinite Two Minutes sont tous des films tournés en pleine pandémie avec les moyens du bord. Si aucun de ces films ne porte sur la pandémie en tant que telle, cette dernière a néanmoins influencé les parti pris de mise en scène, en privilégiant des interactions en groupes restreints, et des types de récit en milieux relativement clos. D’où notre couverture inspirée d’Hygiène sociale de Denis Côté. Un film écrit il y a quelques années, mais qui n’aurait peut-être jamais vu le jour sans les circonstances actuelles. Une situation similaire au Red Rocket de Sean Baker, dont la production n’a débuté qu’après le report du tournage d’un film plus complexe. À certains égards, tout un pan du cinéma fait par ces bricoleurs hyperactifs aura ainsi été favorisé par les restrictions récentes.
Néanmoins, ce chevauchement de productions diverses aura été moins marquant que notre propre rapport à celles-ci, inévitablement teinté par le contexte des derniers mois. Ainsi, comment ne pas être d’autant plus saisi par des films comme Mr. Bachmann and His Class, Prière pour une mitaine perdue et Le meilleur pays du monde, qui prônent l’écoute et la possibilité d’un vivre-ensemble à une époque qui semble cruellement manquer des deux ? Par sa volonté de réfléchir aux multiples réalités des populations immigrantes au Québec, un sujet aussi important que rarement abordé dans le cinéma de fiction d’ici, le film de Ky Nam Le Duc, inclus en DVD dans ce numéro, témoigne de l’ancrage de plusieurs films de l’année dans des sujets éminemment sociopolitiques et contemporains. Or, cette volonté de tendre un miroir à nos sociétés a été d’autant plus remarquable qu’elle s’est souvent faite cette année en recourant à des approches singulières qui, entre ruptures de ton, mélange des genres et prédilection pour des personnages a priori antipathiques, ont suscité de nombreuses discussions houleuses.
« Merci de laisser entrer les monstres. » En prononçant cette phrase lors de la remise de sa Palme d’or, Julia Ducournau n’aurait pas pu mieux définir l’année cinéma 2021, qui fut aussi celle des personnages et des films monstrueux aux contours parfois insaisissables. De la tueuse à l’identité fluide de Titane à la journaliste télé égocentrique de France, en passant par le comédien autodestructeur d’Annette, la nonne possédée de Benedetta ou le cinéaste arrogant et enragé du Genou d’Ahed, un grand nombre de films ont eu en commun d’être portés par des figures ouvertement ambiguës, sinon inamicales. Des personnages auxquels l’identification était d’autant plus trouble qu’ils évoluaient souvent dans des univers aux confins de plusieurs genres, passant allégrement de la satire grotesque au drame, témoignant ainsi d’un décloisonnement des récits amorcé déjà depuis de nombreuses années, mais peut-être jamais de façon aussi affirmée que cette année. Jusqu’à Apichatpong Weerasethakul, aux antipodes de ces approches « confrontationnelles », qui n’a pas hésité à inclure un vaisseau spatial dans son dernier film !
S’il n’est pas novateur de bâtir un film autour de personnages ouvertement discutables, une constante du cinéma de 2021 réside davantage dans ce brouillage des cartes qui empêche tout positionnement ferme par rapport à ces figures chargées d’ambiguïtés. Certes, cela ne simplifie pas les discussions entre amis, ou au sein de l’équipe d’une revue ! Toutefois, face à une époque qui a une forte tendance à essentialiser tous les débats, comment ne pas voir dans ces films malcommodes une forme d’antidote ? Peut-être pas contre ce satané virus, mais contre notre tendance à tout catégoriser sans nuances. Afin justement de ne pas catégoriser l’année cinéma 2021, ce numéro fait fi de notre palmarès habituel rendu aujourd’hui impossible et privilégie plutôt la multitude des textes et des discussions transversales. Depuis longtemps absentes de la revue, les critiques de films font un retour en force pour témoigner de la richesse de cette année, au même titre que les tables rondes, l’une sur le cinéma québécois et l’autre sur un état des lieux de l’industrie et de la diffusion. S’ajoutent également des textes spécifiques sur l’état des séries et des entretiens avec Émilie Serri et Ky Nam Le Duc, qui ont réalisé deux des plus belles propositions du cinéma québécois cette année. Conçu comme un témoignage intemporel de cette période étrange que nous traversons, le présent numéro, pourrait-on dire, a été élaboré pour être lu… dans dix ans. Merci donc de ne pas l’ouvrir avant 2031, date possible du prochain confinement.
9 Décembre 2021