Entre la bande dessinée et le cinéma
par Marie-Claude Loiselle et Alexandre Fontaine-Rousseau
Aborder le cinéma par l’angle de la bande dessinée permet d’en parler autrement. Et réciproquement, penser le neuvième art par le biais du septième ouvre de nouvelles perspectives, qui seraient certainement demeurées inexplorées si les deux formes, prises isolément, s’étaient ignorées. C’est autour de cette idée d’un dialogue, ou plus précisément de plusieurs dialogues, que nous avons composé cet ensemble de textes fonctionnant, à certains égards, à la manière d’un laboratoire. Au-delà de l’incontournable question de l’adaptation, nous avons cherché à explorer les différentes manières dont s’articule le rapport entre les deux arts.
Il fallait surtout tenter d’éviter les lieux communs pour tracer de nouveaux sentiers. Ce numéro était une belle occasion « de tordre le cou à une idée reçue qui, malheureusement, a la vie dure : non, une bande dessinée n’est pas un film qui s’ignore », comme le dit si bien Pierre Chemartin (p.10). Pourquoi ne serait-ce pas en fait l’inverse ? C’est ainsi que faisant remarquer, au sujet de La Jetée de Chris Marker, que « nous avons sous la main un objet aux visées artistiques composé d’images fixes formant un récit séquentiel appuyé d’un texte narratif », David Turgeon en arrive à cette conclusion : « La Jetée n’est à l’évidence rien d’autre qu’une bande dessinée. » (p.24)
Ces dialogues ici proposés amorcent un décloisonnement qui se veut libérateur. « Il faut apprendre à sortir du cadre, à penser autrement, à ne pas faire les choses comme on les fait habituellement », affirme l’auteure et cinéaste Diane Obomsawin. « Que je fasse un film ou une bande dessinée, je cherche à faire un mauvais coup. » (p.35) Au-delà des préoccupations formelles, c’est encore et toujours l’intention qui compte. Il n’était pourtant pas question de nier les différences entre les deux arts : comme le souligne Francis Desharnais, « l’immobilité ne se traite pas de la même façon sur la page ou à l’écran. » (p.31) Les pages qui suivent tentent donc avant tout d’opérer un rapprochement entre les deux arts. Car, au fond, on fait de la bande dessinée pour les mêmes raisons que l’on fait du cinéma : « pour aimer le monde, le réel », nous dit Ariane Dénommé, « l’aimer le plus consciemment possible, dans tout ce qu’il a de banal, de vaguement minable, de joli-sans-plus, d’accidentellement grandiose. » Parlant de l’influence des frères Dardenne sur son travail, l’auteure admet que « c’est le cinéma, surtout, qui [lui] a révélé ce qu’il y a de puissant et de bouleversant dans l’art qui cherche à saisir la réalité. » (p. 26) C’est un sentiment auquel fait d’ailleurs écho Jimmy Beaulieu, lorsqu’il affirme : « Nous travaillons à ajouter de la beauté dans ce monde qui nous crache tous les jours tant de laideur au visage. » (p.27)
En complément de ce numéro, nous vous proposons de découvrir la filmographie complète de Claude Cloutier, ainsi qu’une importante compilation des films réalisés par Obom, deux auteurs québécois majeurs, à l’univers radicalement différent, ayant œuvré tout autant dans le champ de la bande dessinée que du cinéma d’animation.
Par ailleurs, Pedro Costa, rencontré lors de son passage à Montréal alors qu’il était venu présenter son plus récent film, Cavalo Dinheiro, au Festival du nouveau cinéma, aborde son cinéma de façon très concrète dans un long entretien où il est question de sa méthode de travail et d’un mode de production (qu’il réajuste à chaque tournage) fondé sur une économie restreinte, de même qu’un travail collectif avec les acteurs (non professionnels) et l’équipe. Le cinéaste portugais, qui compte parmi les figures les plus importantes du cinéma actuel depuis la réalisation de son cycle de Fontainhas, tourné dans un quartier populaire capverdien de Lisbonne, poursuit aujourd’hui cette « histoire sans début ni fin » où ressurgit plus brutalement que jamais le passé colonial refoulé du Portugal. Face aux ruines d’un monde ravagé par l’hypercapitalisme, Costa considère avoir réalisé « le film le plus concret sur ce qui se passe aujourd’hui dans son pays », sur cette « réalité que tout le monde veut fuir ». Admirant Buñuel qu’il voit – à l’encontre de toute idée reçue – comme un « profond réaliste », il ne cesse lui-même de se réclamer d’une « vérité vraie », rendant hommage à ses acteurs qui lui « font cadeau d’une matière tellement matérielle qu’elle possède aussi son côté non matière, antimatière ». Belle manière de rappeler que le réel se révèle avant tout dans un rapport : ces espaces entre, ces vides, ces trous noirs qu’il évoque, où se joue et se construit une expérience partagée du monde.
11 décembre 2014