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Éditos

Esprits, êtes-vous là ?

par Helen Faradji

Il y a les faits bien sûr. Son admiration inconditionnelle pour Clint Eastwood avec qui il avait débuté (par le scénario de Magnum Force puis en convainquant le cow boy de jouer dans son premier film en 1974, Thunderbolt and Lightfoot) et qui lui avait fait même aimer American Sniper, ce qui est une preuve comme une autre de sa loyauté. Il n’allait pas devenir une femme comme plusieurs langues de vipères l’avaient murmuré après son passage au festival de Venise en 2012 où il était apparu transfiguré. On peut estimer son année de naissance à 1939, mais la date de sa mort, elle, est certaine : ce 30 juin à Los Angeles à l’âge de 77 ans. Son deuxième film l’aida à ramener chez lui 5 Oscar, malgré sa charge anti-Vietnam et le troisième, dont la première version durait 3h49, ruina complètement United Artists. On le traita d’assassin du cinéma.

Il y a les faits, donc, mais il y a surtout le(s) mythe(s).

Celui de l’artiste idéaliste, jusqu’au-boutiste, d’abord, capable de s’opposer aux plus puissants pour préserver l’intégrité de sa vision, au point de volontairement refuser de conter son enfance ou son adolescence afin que son œuvre soit uniquement vue et comprise pour elle-même, sans recours à ces béquilles biographiques (l’on aura tout de même fini par savoir qu’il n’avait jamais étudié le cinéma mais que ce grand admirateur de Frank Lloyd Wright se destinait plutôt au métier d’architecte, après des études à Yale, ce qu’il n’exercera jamais puisqu’il débutera comme directeur de pub). Au point aussi de faire exploser le budget prévu pour son troisième long métrage (7.5 millions, mais un total final avoisinant les 40, un perfectionnisme dément l’ayant toujours poussé, par exemple, à refuser n’importe quel accessoire ou bout de décor qui ne soit pas « authentique ») en 1980, ce qui le conduisit tout droit sur les chemins maudits de l’exil et de l’oubli (il n’y aura ensuite « que » The Year of the Dragon en 85, The Sicilian en 87, Desperate Hours en 90 et The Sunchaser en 96)

Celui, peut-être surtout, d’un esprit qui quasi à lui seul a incarné autant le début que la fin du Nouvel Hollywood, ce souffle de fraîcheur incroyable qui balaya le cinéma américain au courant des années 70, réinventant ses règles, ses codes, ses figures et ses visages (Coppola, Bogdanovich, Penn, Cassavetes, Scorsese, Spielberg, Lucas, Schrader…). Celui aussi de ces deux films majeurs, essentiels, Deer Hunter et Heaven’s Gate (notre critique) qui, s’ils regardaient autant l’origine que le présent de l’Amérique, le faisaient avec une virulence critique rare, montrant comment ce pays, son pays, était ontologiquement marqué par une sauvagerie, une barbarie, une folie insensées, mais le faisaient aussi avec un sens épique et pictural proprement époustouflants. C’est que Cimino, comme ses films, envisageaient le monde dans son ensemble. Non pas un décor façonné pour servir de faire-valoir à un élu, mais au contraire un univers envisagé dans ses moindres détails, où le « héros » a autant d’importance qu’une feuille tombant sur la surface d’une rivière, où un figurant peut voir son visage signifier autant que celui d’une tête d’affiche, où les scènes de fête, récurrentes, incarnaient ce tourbillon de la vie qui gueule et qui pleure dans le même mouvement, sans discrimination, où la liesse et la débâcle, la haine et les passions étaient mises en scène avec la même intensité, la même puissance.

Oui, 2016 est une année difficile. Les morts beaucoup trop nombreuses s’y succèdent, par actes terroristes, accidents ou loi de la nature. Celle de Cimino, après celles de Rivette, Courrèges, Boulez, Zulawski, Eco, Bowie, Prince ou Ali, nous laissent aussi orphelins d’un esprit : celui d’une contre-culture engagée et audacieuse, qui défendait envers et contre tout une liberté de penser, d’écrire, de filmer, intimement dessinée par un rapport au monde ouvert et généreux, qui manquent déjà assurément.

Bon cinéma

PS 1 : à lire au sujet de Cimino, ce superbe et passionnant texte de son biographe Jean-Baptiste Thoret dans Libération

PS2 : ce sont sur ces tristes mots que cette chronique fait relâche pour l’été. De retour dans la semaine du 25 juillet. Bonnes vacances !


4 juillet 2016