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Éditos

États du corps / Expériences limites

par Marie-Claude Loiselle

En ce début d’année, le bref retour que nous vous présentons sur les derniers mois de cinéma n’a pas pour but d’élire quelques films selon des critères consensuels – ceux qui, chaque année, placent une poignée de titres au panthéon des « grandes œuvres » souvent vite oubliées. D’où le caractère éclaté de nos choix, qui demandaient, pour avoir quelque résonance, d’être appuyés par une réflexion sur la place qu’ils tiennent dans l’ensemble de ce qui nous a été donné de voir au cours de la dernière année. Dix textes accompagnent nos choix respectifs, certains cherchant à dégager une ligne transversale qui refléterait un état du monde, d’autres des anomalies passionnantes, d’autres encore à dégager les films qui redonnent à voir à nos yeux aveugles : les créations loin des dispositifs rigides, les « séismes cinématographiques » déstabilisants par lesquels le cinéma continue de vivre, etc.

Mais nous commençons également cette année en ravivant l’esprit libre et tellement vital du cinéma de Maurice Pialat, auquel la Cinémathèque québécoise consacre une rétrospective jusqu’au 18 mars. Nous le faisons en republiant le texte (d’abord paru sur notre site) du cinéaste Philippe Lesage, à l’origine de ce cycle, qui nous rappelle avec quelle force Pialat a su échapper à la « tyrannie de la logique de la fiction traditionnelle » pour ne servir que « la logique sans logique de la vie », celle de la pure présence vivante de ceux qu’il a filmés. À l’image du Van Gogh qu’il a si puissamment fait vivre à l’écran, Pialat était un homme blessé de voir sa « passion dévorante pour son art [ne pas trouver] d’écho dans le monde qui l’entoure ». Au sujet de Van Gogh, citons ici la lettre que Godard avait adressée à Pialat : « Le film est entré en nous de partout, pas comme un tableau, même sublime, mais comme un effet de vie, son souvenir est autour et dedans, pas seulement devant le regard. […] Votre œil est un grand cœur qui envoie la caméra courir les filles, les garçons, les espaces, les temps et les couleurs, comme d’enfantines bouffées de sang. » Van Gogh est présenté en reprise à la Cinémathèque le 6 mars, à 16 h.

Autre texte en manière d’hommage, celui consacré ici à Marguerite Duras, qui met en lumière par la même occasion quelques-unes des nombreuses publications (ou republications) parues en 2014 à l’occasion de son 100e anniversaire de naissance. Hommage dont l’intention n’est pas de statufier celle qui, toute sa vie, a bousculé les genres et les conventions, a « repoussé le cinéma de l’argent, de l’imitation, de la bêtise », nous dit André Roy, pour filmer la mise à mort du cinéma, sa destruction « portée très haut, incandescente, irréfragable, par cette femme intempestive, fragile, souverainement libre ». C’est que Duras a conçu le cinéma en primitive, abordant l’expérience de l’écriture comme un processus par lequel on remonte vers l’origine des mots et des images. Celle qui dira dans Les yeux verts : Je parle aussi de l’écrit même quand j’ai l’air de parler de cinéma. Je ne sais pas parler d’autres choses. Quand je fais du cinéma, j’écris, j’écris sur l’image, sur ce qu’elle devrait représenter… », n’a jamais cessé de poursuivre ce qui échappe à l’écriture, de s’y engouffrer en faisant de cet indicible ce qui embrase le désir (et la douleur) d’écrire et de filmer.

C’est également cet indicible, cet infilmable qu’ont cherché à approcher, bien que par d’autres moyens, les cinéastes dont il est question dans les pages qui ouvrent ce numéro. Partant de L’amour au temps de la guerre civile de Rodrigue Jean, sorti ce mois-ci – réalisation dont le titre est déjà une manière de nous plonger au cœur de ce point aveugle de notre monde –, nous avons rassemblé quelques films avec lesquels celle-ci trouve une résonance. Films où tout renvoie aux corps, éprouvés, confrontés à leur destruction, leurs limites, où tout passe par une intensification des sens et de la présence, jusqu’à mettre en crise le regard du spectateur. Et les corps dans tous leurs états, ce sont aussi ceux qui, depuis plus de 30 ans, peuplent l’univers du photographe et vidéaste Donigan Cumming, dont deux des films figurent sur le DVD 24 images qui accompagne le présent numéro : A Prayer for Nettie et Erratic Angel. Comme le fait remarquer Philippe Gajan dans l’entretien publié dans ces pages, Cumming brosse le portrait d’une humanité ignorée, cachée, et il le fait surtout d’une manière qui transforme à jamais le regard que l’on porte sur le monde.

 


11 février 2015