Ils seront 19
par Helen Faradji
«La vraie question, c’est la perte d’influence de l’Europe de l’Est, d’une partie de l’Amérique latine et la manière dont Hollywood a du mal à sanctuariser un cinéma d’auteur fondamental d’un point de vue artistique, mais moins performant financièrement.» – Thierry Frémaux
Sur le papier, il est bien sûr toujours difficile de pouvoir observer les grandes lignes de force, formelles ou thématiques, d’une programmation. Dès la semaine prochaine, une fois les films vus, elles émergeront, ou non, dessinant le portrait incomplet mais tangible de ce que l’année cinéma 2015 a à dire de nous et de notre monde. En attendant, parions sur ce que les 19 de Cannes pourraient bien révéler.
Une attention toute franco-française au social, d’abord. Lancée par La tête haute d’Emmanuelle Bercot, récit d’une lutte organisée pour empêcher un jeune garçon de tomber dans la délinquance, et présenté hors compétition, la sélection française semble en effet traversée par grandes préoccupations politico-altruistes. Comment vivre avec l’autre, comment s’intégrer dans une société dont l’on se sent exclu par principe, par son origine géographique (un jeune Tamoul débarque en banlieue parisienne dans Dheepan de Jacques Audiard), sa réalité socio-économique (un chômeur de 51 ans trouve un emploi dans un supermarché dans La loi du marché de Stéphane Brizé), son handicap (une femme perd l’usage de ses jambes dans Mon roi de Maïwenn) ou ses élans amoureux (une sœur et un frère s’aiment envers et malgré tout dans Marguerite et Julien de Valérie Donzelli) – Valley of Love de Guillaume Nicloux paraissant même préconiser la fuite pour mieux apprivoiser l’idée du deuil ? Autant de regards qui semblent, même au seul coup d’œil rapide, représentatif de l’état d’un pays traumatisé par les questions de rejet, d’impossible vivre-ensemble, de fractures.
Thèmes éternels et inépuisables, l’amour et la mort sont eux aussi de la partie. Le premier dans sa version impossible se décline ainsi entre 1990 et 2025 sur fond de romance brisée par les réalités économiques chez Jia Zhang-ke (Moutains May Depart), sur un mélange que l’on devine déjà fascinant de road-trip et de mélodrame tragique entre deux femmes chez Todd Haynes (Carol) ou sur un terreau de science-fiction incroyablement alléchant chez le grec Yorgos Lanthinos qui envisagent un futur où les célibataires seront punis s’ils ne trouvent pas l’amour (The Lobster). Indispensable corollaire du précédent pour tout romantique qui se respecte, la mort, elle, viendra hanter les atmosphères de la forêt des suicides choisie comme cadre par Gus Van Sant (The Sea of Trees), celle de Cronic de Michel Franco suivant le quotidien d’un infirmier assistant les patients en phase terminale, celle de Louder than Bombs de Joachim Trier où des secrets se révèlent trois ans après la mort d’une photographe, celle du camp d’Auschwitz où Laszlo Nemes a choisi d’installer le récit de son premier Le fils de Saul, ou celle, évidemment familiale, de Notre petite sœur du délicat Hirokazu Kore-eda où trois sœurs vont découvrir l’existence d’une quatrième après l’enterrement de leur père.
Le principe du duo (familial, amoureux, amical) comme lieu de toutes les terreurs, de toutes les rivalités, de tous les déchirements devraient également se faufiler jusque sur les écrans du Palais Lumière, sujet dont l’on attend beaucoup revu et corrigé façon Nanni Moretti (Mi Madre ou les déboires d’un réalisateur en plein tournage), Justin Kurzel dont le précédent Snowtown maniait le glauque complaisant comme personne (Macbeth) et Paolo Sorrentino semblant revisiter sa propre Grande Bellezza avec Youth où deux vieux amis (Michael Caine et Harvey Keitel) contemplent leur vieillesse.
Évidemment, comme toujours, il y aura les inclassables, les imprévisibles, les sorties de route dont l’on espère qu’elles nous feront voir les étoiles, les plongées en terre de genre qui allumeront et épateront. Denis Villeneuve et sa virée que l’on anticipe poisseuse et violente en pleine lutte FBI / cartels mexicains, dans Sicario, Matteo Garrone et ses fantastiques variations autour de contes du XVIIIe observant trois royaumes voisins et dépravés (Le conte des contes) et bien sûr Hou-Hsiao-hsien et son film d’arts martiaux, The Assassin, dors et déjà l’une des association entre un réalisateur et un genre les plus surprenantes et audacieuses de l’année.
Rendez-vous dans une semaine pour départager le bon grain de l’ivraie
Bon festival de Cannes
14 mai 2015