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Éditos

Imaginaires du cinéma pour enfants

par Bruno Dequen

« À qui s’adressent les films pour enfants ? » C’est l’une des questions que pose Alexandre Fontaine Rousseau dans l’introduction de ce numéro consacré au cinéma jeunesse. Un dossier qui peut sembler surprenant de prime abord. Qui aurait imaginé le chaleureux Totoro en couverture du premier numéro de l’année d’une revue qui se consacre à la défense du cinéma d’art et d’essai ? Pourtant, une évidence s’impose. Même le plus exigeant des cinéphiles n’a pas découvert le cinéma avec Alain Resnais ! Des dessins animés aux films burlesques, en passant par les récits d’aventure et les innombrables péripéties animalières, le cinéma pour enfants a, de tout temps, été la porte d’entrée vers le 7e Art, l’une des pierres d’assise de notre passion, mais aussi la source d’une véritable découverte des aléas et des merveilles de l’existence humaine. Bref, le cinéma jeunesse, dans ce qu’il a de meilleur, porte d’immenses responsabilités, sans même parler qu’il est à l’origine de certains des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Or, à l’heure où les productions commerciales démontrent une tendance de plus en plus manifeste à l’uniformisation, il est d’autant plus important de mettre en valeur les œuvres inspirantes et singulières, qui savent s’adresser aux plus jeunes avec une honnêteté de regard qui cherche moins à multiplier les publics cibles qu’à proposer de véritables visions du monde. Car, comme le démontre notre index, celles-ci existent encore ! Il suffit de penser au mélancolique Christopher Robin (Marc Forster, 2018) qui fut en quelque sorte le point de départ qui a engendré ce dossier. Précisons ici que nous avons pris la décision, sauf rares exceptions, de construire un dossier autour des films conçus spécifiquement pour les jeunes de onze ans et moins. Ce qui explique l’absence de certains films magnifiques tels que Le conte de la princesse Kaguya (Isao Takahata, 2013), inoubliable fable (dés) enchantée aux nombreuses fulgurances poétiques que tout jeune cinéphile devrait découvrir.

Développer un imaginaire collectif. Pendant des décennies, de nombreux films pour enfants et plusieurs émissions de télévision ont su s’acquitter de cette tâche. Or, force est d’admettre que nous vivons désormais à l’époque d’un tout-visuel indifférencié dans laquelle le cinéma peine à conserver son importance culturelle. Il ne s’agit pas ici de jouer la carte d’une nostalgie mal placée des années où les enfants du monde entier faisaient ensemble le deuil de la mère de Bambi, mais plutôt de prendre acte des changements au fil du temps, afin de se positionner toujours comme dépisteurs des œuvres qui méritent d’être soutenues. Car si les adultes sont davantage absorbés par les séries (exception faite d’un Joker ou d’un Parasite), les plus jeunes deviennent rapidement la proie de YouTubeurs qui sont malheureusement souvent les porte-parole de compa­gnies à but très lucratif (c’est le père de famille inquiet qui parle ici). Bien entendu, YouTube n’est pas simplement néfaste. Tout comme l’impact que l’Internet a eu sur la critique cinématographique, le célèbre site n’est qu’une coquille vide de démocratisation potentielle de la parole qui engendre le meilleur et le pire. S’il est plus important que jamais de mettre en place des programmes d’éducation à l’image, afin de permettre aux enfants de développer des outils de compréhension critique des contenus vidéo dont ils sont bombardés quotidiennement, il est également primordial de leur donner accès aux œuvres qui seraient susceptibles de les émerveiller et de les ouvrir au monde au lieu de les replier sur eux-mêmes et sur un culte du matérialisme qui se répand insidieusement en ligne dès le plus jeune âge. Entre autres choses, le présent numéro peut ainsi être vu comme un guide destiné aux parents qui tentent de sortir leurs enfants des griffes du capitalisme !

Encore une fois, la question des enjeux de diffusion est centrale. La plupart des programmes éducatifs existants demeurent fondés sur des actions ponctuelles (projections spéciales, visites d’écoles) qui, si elles sont nécessaires, peinent à lutter contre des rites quotidiens qui forment une communauté autour de phénomènes conçus avant tout pour être addictifs. Or, le cinéma, si on lui en donne les moyens, possède toujours une capacité rare à développer l’imaginaire et l’empathie. Il est ainsi primordial que les institutions culturelles puissent bénéficier d’une vision à long terme qui privilégie tant la production que la diffusion des œuvres. On ne le dira jamais assez. À quoi bon produire tant de films si nous n’avons plus les moyens de les faire découvrir ? Depuis le début de l’année, ce phénomène n’a fait qu’empirer. De plus en plus, les films disparaissent avant même d’avoir pu se donner la chance d’exister. Et le phénomène Parasite, aussi réjouissant soit-il, n’y changera rien. De fait, il est difficile d’imaginer qu’aujourd’hui, un projet comme Les contes pour tous puisse avoir l’influence qu’il a eue sur toute une génération. Les innombrables sorties qui restent à l’affiche quelques jours sur les rares écrans disponibles à Montréal sont monnaie courante et, mis à part quelques initiatives personnelles (Le Cinéma Moderne à Montréal et la perspective réjouissante d’une salle gérée par Antitube à Québec, sans oublier le réseau du Cinéma Beaubien/Parc qui vient de lancer une carte pour enfants), rien n’est fait pour endiguer le phénomène, étant donné que les mandats des institutions ne leur permettent pas d’encourager adéquatement l’exploitation commerciale des œuvres. Ainsi, on ne peut qu’espérer que la relocalisation spectaculaire de l’ONF en plein centre-ville puisse être l’occasion d’avoir une salle de cinéma centrale à Montréal. Les enfants sont déjà en ligne. Outre le fait que ce ne sont souvent pas des films qu’ils regardent, il est primordial de leur donner les moyens de retrouver cette expérience collective du cinéma qui a su stimuler l’imaginaire de tant de générations.

 

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24 mars 2020