Itinéraire d’un film gâté
par Helen Faradji
Il est partout. Dans les journaux, à la radio, sur le web, à la télé. Tout le monde veut son petit morceau de merveille. 25 ans, 5e film, primé à Cannes… la campagne de promotion a mis les bouchées doubles pour être à la hauteur de l’événement, bande-annonce déferlant aux heures de grande écoute, première organisée en grand, grogne en région où la distribution des copies se fait encore sur un principe d’inégalité étrange avec la métropole, réponse par lettre ouverte du grand patron des films Séville qui distribue la bête… Mommy, à l’affiche ce vendredi 19 septembre, prend sa place dans l’espace médiatique à la hussarde, sans complexe, à l’image de son récit, de ses images.
Il est partout, et tout le monde veut en parler. Prendre position. Expliquer l’affection qui déborde ou au contraire rappeler à l’ordre les enthousiasmes en apportant son grain de sel critique. Depuis quand un film québécois n’avait pas suscité autant d’attentes ? Impossible à nier, la situation n’est pas « normale » devant ce film pour lequel on ne veut pas donner trois ou cinq étoiles, mais construire un escalier d’étoiles pour le mener à la lune, tant son réalisateur a le talent et l’ambition pour l’atteindre. À son exacte image, Mommy balaie comme un ouragan toute tentative de le rationnaliser pour susciter des réactions au premier degré, pures, sincères, émotives, de l’amour fou à l’irritation profonde.
L’attente d’enfin pouvoir le découvrir et en parler n’est pas que vive, elle s’est d’ailleurs prolongée. Car cet état d’envie permanent attisé par le film, à bien y regarder, ne date pas de quelques semaines. Il existe depuis ce soir du mois de mai dernier où Mommy a été présenté en première mondiale au Festival de Cannes. Il existe depuis les « prodigieux », les larmes, les coups de cœur, les « c’est la palme, assurément », la somme incroyable de réactions extatiques entendus un peu partout sur la planète ce soir-là.
D’où la question : pourquoi avoir attendu le 19 septembre pour qu’enfin le public, son public, puisse le voir ? Quelques raisons ont bien été avancées : la bande-annonce n’était pas encore prête au sortir de Cannes, une telle sortie méritait d’être peaufinée, la concurrence avec les blockbusters d’été devait être évitée afin que le bel objet ait le champ libre pour conquérir le cœur des spectateurs, le crescendo devait être organisé et construit. Soit. Mais imaginons la scène… Grand Palais Lumière, samedi 24 mai 2014. Jane Campion et son jury avancent sur scène. Xavier Dolan et ses acteurs sont dans la salle, fébriles. Au Québec, le temps s’est un peu suspendu. On retient son souffle, on attend. Jusque là, la réalité et la fiction se confondent. Tout cela s’est bien passé. Mais imaginons que e-One/ Les Films Séville ait pris un risque. Imaginons que, toute confiance débordante assumée envers ce film inouï, spectaculaire, débordant de chacun de ses propres plans, ils aient choisi de mettre Mommy à l’affiche des écrans québécois le vendredi 23 mai. Oui, la veille de ce palmarès qui, alors, aurait pu résonner tout différemment ici. Imaginons que e-One / Les films Séville ait fait ce cadeau aux Québécois, eux qui sont, pour parler le langage marketing, le véritable cœur de cible de ce Mommy. Car comment ne pas se rappeler de la conférence de presse de Dolan à Cannes où le jeune réalisateur défendait bec et ongles l’idée d’avoir fait un film québécois, et non canadien ? Comment ne pas aussi se sentir interpellé par une des premières répliques de ce film – « Vous parlez français ? », demande la directrice du centre où est placé Steve, héros aussi instable qu’attachant de cette fresque palpitante, « Peut-être pas le français de France, mais oui, je parle français » répond avec bravade et ironie l’exubérante mommy – ou par cette nouvelle loi fédérale fictive et inique plantant son décor et plaçant d’emblée le film sous le signe d’une certaine défense de la culture, de la langue, des valeurs québécoises ?
Oui, Mommy est un film profondément, intensément québécois. Un cadeau pour l’endroit d’où il vient, l’incarnant autant que le fantasmant en refusant de baisser le regard ou de voûter ses épaules. Un cadeau fait à un peuple qui a bien besoin de ce panache, de ces rêves. Il aurait été logique, comprenant cela, qu’il soit offert en retour à ceux-là mêmes à qui il s’adresse, bien avant les autres, bien avant ce 19 septembre, afin que, pour une fois, un film québécois ne soit pas considéré que comme une machine à faire de l’argent, un produit, mais comme un objet capable de provoquer un véritable échange, une véritable liesse partagée, un véritable discours dépassant l’idée de succès/échec. Car lorsque tout concourt à faire d’un film ce genre d’expérience, c’est là qu’il devient un réel phénomène.
Bon cinéma, en mai ou en septembre.
18 septembre 2014