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Éditos

La fable du hérisson et du renard

par Helen Faradji

« Les gros studios ne sont plus ce qu’ils étaient il y a 20 ans. Aujourd’hui, ils ne font plus de films. Depuis les années 2000, ils ont pris le modèle des supermarchés qui vendent moins de la nourriture qu’ils vendent un accès. Ils ne savent rien de la bouffe et ils se foutent que la bouffe soit bonne ou non. Ils veulent juste faire de l’argent » – John McTiernan, SoFilm #23, septembre 2014

Comme toujours, ou presque, le grand écart émotif qu’obligeait à faire le merveilleux monde du cinéma cette semaine avait de quoi faire rompre même les articulations les plus souples. D’un côté, des résultats de box-office plus que satisfaisants pour le premier week end d’exploitation de Mommy (« les meilleurs depuis Lance et Compte » affirmait-on un peu partout sans probablement réaliser les frissons d’horreur que ce genre de constat peut provoquer) ; de l’autre, une étude sur les nouvelles habitudes de consommation culturelle détaillée par Le Devoir ce lundi qui nous apprenait qu’au pays, seuls 5% des films sont vus sur grand écran, le reste l’étant à la maison, tandis que dans cette même maison, les séries semblent désormais avoir gagné le cœur des hommes sur canapé.

Bien sûr, il serait rassurant de pouvoir expliquer tout cela logiquement, rationnellement. Trouver les formules, les équations qui sans contredit possible prouveraient que tel film va pouvoir – ou non – rencontrer son public en salles, que tel succès est garanti, que le chemin est balisé et que tout va bien aller. Que le monde serait doux. Que les angoisses s’évanouiraient.

Mais devant ce serpent qui se mord constamment la queue, reste peut-être une option. C’est celle en tout cas qu’avançait, de l’autre côté de la frontière, Kenneth Turan du L.A. Times pour évoquer la mort de cet Hollywood d’antan fantasmée, cette usine d’où sortaient effectivement des rêves que tous voulaient partager, en sortant des boules à mite une bonne vieille fable, encore une des façons les plus confortables de se frotter aux grands mystères de ce monde. Une fable, donc. Et plus particulièrement, celle du hérisson et du renard.

Turan, pas en manque de références dignes de ce nom, évoque ainsi la pensée du philosophe et historien britannique, Sir Isaiah Berlin, qui proposait de distinguer ceux qui pensent comme des renards (« un animal souple qui connaît beaucoup de petites choses ») et ceux qui pensent comme des hérissons (« impassible bestiole qui n’en connaît qu’une grande »), l’individu pouvant néanmoins être l’un ou l’autre selon les périodes de sa vie. Appliquée à Hollywood l’ex-rentable, la division permet alors de comprendre que si, à un moment donné, les grands studios ont pu être considéré comme des renards, capables de produire une grande variété de films capables de rejoindre à peu près tous les publics, ils se sont aujourd’hui transformés en hérisson, ne capitalisant plus que sur la production de films de super-héros, de leurs enfants, de leurs cousins, de leurs ancêtres et du reste, alouette, tous destinés au même public semi-adulte. Une stratégie plus qu’épousée par la vacillante vieille dame, Turan rappelant notamment que certaines dates de sorties sont déjà réservées pour 2020, mais qui comme le note le perspicace critique « feels a bit like rearranging deck chairs on the Titanic ». Car oui, impossible à nier, du côté du cinéma américain, les résultats financiers de cette année font ressembler le tout au remake d’un très mauvais film catastrophe.

Mais de ce côté-ci, comment au fond ne pas voir dans cette fable un beau signe d’encouragement ? Durant quelques années, on a bien tenté de regrouper le cinéma québécois dans une seule et même catégorie (« gris », « lamentard » et autres qualificatifs forts sympathiques). Mais la tentative « d’hérissonner » notre industrie ne résiste pas à l’épreuve des faits. Renard elle est, renard elle restera – si tant est qu’on y veille -, faisant aller les désirs de cinéma du plus sombre au plus lumineux, du plus léger au plus solide, du plus explosif au plus intimiste. De Podz à Dolan, de Côté à Lafleur, de Falardeau à Robichaud, le spectre que couvre le cinéma québécois n’a rien d’uniforme ou de monotone. Et si les films ne rencontrent pas le succès espéré, ce n’est probablement pas en tentant de les faire répondre à telle ou telle formule qu’ils y parviendront. Mais bien plus sûrement en préservant cette diversité, cette variété et en favorisant, en les accompagnant au mieux (tant avant dans leur production qu’après dans leur réception critique) l’expression de visions du monde différentes, éclatées, singulières et fortes. C’est ainsi, comme Mommy l’a prouvé, qu’émergeront de bons, beaux et grands films. C’est ainsi que les renards gagneront.

Bon cinéma


25 septembre 2014