La femme debout
par Helen Faradji
Saloperie de cancer. Saloperie d’année 2016 dont les mois-tombeaux s’enchaînent sans aucune pitié. Pourtant, on ne meurt pas à 51 ans. Ce n’est pas possible. Sauf dans les tragédies. Et c’est vrai, il faut bien l’admettre, elle avait le physique. Grande, élancée, puissante. Solide. Des cheveux noirs de jais. Un regard tout aussi pénétrant. Des traits fins, souvent tirés creusant profondément sa peau blanche. Un visage malléable mais que l’on sentait fait pour la gravité, comme ceux de Sarah Bernhardt, de Fanny Ardant ou de la Callas.
Pourtant, lorsque nous l’avions rencontrée, à Paris, à l’occasion de la sortie de sa troisième réalisation avec son frère Shlomi, le passionnant Gett, elle riait. Beaucoup. Ses mains virevoltaient autour d’elle à chaque nouvelle réponse. Elle semblait menue, ce qui ne l’empêchait pas de vibrer d’indignation et de détermination, mais sans fureur. Les yeux ne cillaient pas. La voix ne tremblait pas. Elle semblait avoir la conviction tranquille de ceux qui savent qu’ils sont du bon côté, celui de la liberté, de la dignité. Elle était rayonnante, belle. Comme sont belles les femmes qui se tiennent debout. Envers et contre tout.
Ronit Elkabetz était de ces actrices dont une seule apparition à l’écran faisait instantanément retenir le nom. Une présence, comme on dit. Mais pas du genre discrète. Plutôt spectaculaire, unique. D’une force qui s’imposait. Comme son parcours, d’ailleurs. Née en Israël de parents marocains, elle ne se destinait pas à l’interprétation, mais au stylisme. C’est le hasard, celui qui fait bien les choses, qui fera d’elle une actrice. En Israël d’abord où elle devient vite une star, puis en France qu’elle rejoindra, sans contact ni connaissance. Chez Ariane Mnouchkine, elle ne trouve qu’un emploi de femme de ménage. Elle retourne en Israël pour tourner pour Amos Gitaï (Alila), déployer un talent tonitruant et incontestable dans un rôle de prostituée au bord du gouffre dans Or, mon trésor de Karen Yedaya puis en épouse raciste dans Jaffa de la même cinéaste ou alléger sa propre cadence dans La visite de la fanfare d’Eran Kolirin. En 2009, l’année suivante, la France comprend enfin qu’il ne faut pas se passer d’elle, par la grâce d’ un second rôle chez André Téchiné (La fille du RER) ou chez Fanny Ardant (Cendres et sang).
Actrice, donc. Mais aussi réalisatrice. En duo avec son frère, Shlomi, comme pour faire mentir cette idée que les seuls duos possibles au cinéma sont ceux des frères. Ensemble, le frère et la sœur ont ainsi réalisé Prendre femme, en 2004, puis Les sept jours, en 2007 et Gett, le procès de Viviane Amsalem en 2014. Tous trois composaient une trilogie, complète et dense, passant avec la même substance des rives de l’humour absurde à celles du drame poignant, en livrant un regard d’une intensité à couper le souffle sur l’émancipation et la liberté des femmes et le poids aliénant des structures familiales et amoureuses qui pèsent sur elles. Une trilogie menée par un même personnage, Viviane, que l’on croisait ainsi à différentes époques et étapes, d’abord en 1979, coincée dans son couple, puis dans les années 90, enfermée dans un deuil de sept jours puis enfin aujourd’hui, tétanisée face à un tribunal inique composé de rabbins (en Israël, le divorce est religieux) et à un mari qui refuse de lui accorder ce qu’elle désire. Un personnage-symbole dans lequel la réalisatrice projetait une image universelle (celle de la résistance) et l’actrice une sensibilité quasi-lyrique proprement bouleversante.
Devant ou derrière la caméra, Ronit Elkabetz faisait des films qui avaient l’intelligence de ne jamais s’excuser de leur engagement. Des films droits, fiers, le menton levé et le poing brandi, comme des pieds de nez sublimes aux règles et aux conventions. Des films qui plantaient leurs images droit dans nos yeux pour nous forcer à nous rappeler que la moindre minute passée à défendre la liberté était une petite victoire sur l’éternité. Des films que l’on n’oubliera pas
Comme nous n’oublierons pas cette femme qui, pour nous tous, faisait de son art un combat aussi juste que passionnant.
20 avril 2016