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Éditos

La fin de quelque chose, c’est avant tout le début d’autre chose

par Marie-Claude Loiselle

La fin de quelque chose, c’est avant tout le début d’autre chose. Comme la fin d’un film peut faire naître un secret, une étincelle, une eau nouvelle qui lui échappe et le déborde. Ce sont ces films-là, ceux avec lesquels on n’en a jamais fini, qui se déposent en nous un à un, par couches sédimentaires, que j’aurai cherchés tout au long de mes années de collaboration à 24 images et que je poursuivrai encore, autrement, en sillonnant d’autres chemins. Après 23 ans comme rédactrice en chef de cette revue, et 103 numéros menés de concert avec mes compagnons de voyage au long cours, je laisse le navire aux soins de nouveaux navigateurs-guetteurs. Je pars aujourd’hui avec le sentiment d’avoir accompagné la revue aussi loin qu’il m’a été possible de le faire ¬– malgré les limites et les écueils inévitables ¬–, et ce, dans la direction où il était pour moi essentiel de la projeter ; en tâchant surtout de ne jamais cesser de chercher, d’évoluer, d’explorer des mers inconnues, mais aussi des golfes et des criques, en jetant des coups d’œil obliques vers ce qui échappe aux regards routiniers. Je crois pouvoir dire sans me tromper que 24 images a toujours eu une personnalité bien à elle, tout en étant aujourd’hui très différente de ce qu’elle était il y a vingt ans ou même dix ans ; et cela parce que le monde lui-même s’est transformé, et qu’il nous présente un visage toujours plus inquiétant. Faire vivre une revue, c’est donc aussi garder le fort. C’est ne pas perdre le contact avec ce monde dans lequel les films voient le jour et depuis lequel nous les regardons ; mais aussi tenir tête à tout ce qui pousse à s’adapter à ce qu’on nomme la « réalité du marché » et au langage du commerce, qui est le seul qu’on prétend universel.

C’est pourtant bien moins dans les signes extérieurs qu’au cœur de chaque parole, de chaque film et au fond de chacun d’entre nous qu’il faut chercher l’époque. Car l’époque, les événements, l’Histoire sont, tout comme les films, ce que nous en faisons, comment nous savons les lire pour les rendre visibles. Il s’agit à chaque instant d’écrire une autre histoire (et d’autres histoires), un autre récit, une autre vision, toujours à construire, à réajuster afin de saisir quelque chose de ce qui est en marche. Pour cela, désapprendre jour après jour ce qu’est le monde du cinéma, la critique, ou plutôt ce travail qui consiste à écrire sur les films, pour tenter de les appréhender avec un regard neuf, guidé par le désir de faire exister cette autre histoire, qui ne va pas sans une autre critique. C’est partant de ces préoccupations et de cette vision, qui n’ont cessé de se préciser, que j’ai vécu mon rôle de rédactrice en chef.

Durant ces 23 années, j’ai donc cherché à aiguiller l’évolution de 24 images vers des zones où peu ou pas de revues s’aventurent aujourd’hui. Ces zones où s’entrechoquent les regards dans des questionnements tout autant esthétiques, poétiques que politiques – esthétique et politique y étant toujours liés, qu’on le veuille ou non, puisque faire un film ou en parler, c’est toujours affirmer la manière dont on s’inscrit dans le monde. À ce titre, le récent numéro « Révolution du spectateur mutant » restera celui qui sera le mieux parvenu à s’approcher de l’idée que je me fais d’une revue et de sa raison d’être aujourd’hui, avec ses voix croisées venues d’horizons divers, capables de provoquer des chocs, des impulsions, des trouées dans le champ des perceptions. À l’image des films qui fertilisent le sol où nous marchons… Ce numéro aura donc marqué un aboutissement, mais également une amorce par le simple fait d’exister et d’appeler à investir collectivement cet espace de réflexion vitale autant pour l’avenir du cinéma que pour nous qui voyons les films.

Or, c’est ce « investir collectivement », hautement déterminant, qui est maintenant plus que jamais menacé. Il faut se redonner les moyens de faire du cinéma une expérience partageable. Et pour pouvoir partager cette expérience, il faut avant tout envisager les films comme une matière vivante autour de laquelle, à partir de laquelle la pensée, les mots, les sensations peuvent circuler. Les voir comme des êtres mystérieux qui, animés d’une pensée et par des secrets, vibrent, respirent, changent d’état et décuplent leur énergie au contact de notre regard. Trop de films ne permettent pas cette rencontre et apparaissent plutôt comme des forteresses ou des tombes fermées sur elles-mêmes. De ceux-là, il y a peu à dire, sinon pour démystifier leur pouvoir d’attraction et l’aura dont on les entoure. Mais dès lors que l’on considère que ce qui nous lie à un film est de l’ordre d’une connexion fraternelle, il devient impossible de l’approcher selon des critères de réussite, d’échec, d’efficacité, etc. La rencontre a lieu ou pas, et lorsqu’elle se produit, celle-ci nous submerge et vient puiser au plus profond de notre intimité pour se connecter avec la matière vive du dehors. Le film n’est alors plus hors de soi, ni même en soi, mais quelque part au-delà, dans un lieu inventé et indéfinissable toujours en devenir ; lieu parfois souterrain, parfois solaire.
Le cinéma et le monde en devenir, les rencontres et les échanges qu’ils provoquent, c’est cela qui nous met en mouvement, nous garde vivants en démultipliant nos forces. Puisse mon départ de 24 images les démultiplier aussi d’une autre manière, et que, séparées en deux élans nouveaux, elles sauront se croiser, s’alimenter, se stimuler…

Je conclurai ce dernier éditorial d’une manière un peu inhabituelle : par une image. Une image que j’ai longtemps conservée avant de découvrir le film d’où elle est tirée : Sauvage innocence de Philippe Garrel. Elle rayonne d’une de ces présences dont seul le cinéma est capable lorsqu’il sait accueillir la vie, le mystère, l’inattendu, la fragilité, l’indécision.

Le visage de cette inconnue est longtemps resté pour moi comme une énigme, un moment suspendu. Cette jeune femme est-elle pensive ? Accablée de douleur ou simplement triste ? Est-elle penchée vers un être aimé ? Sur un animal à ses pieds, alors que son regard baissé me rappelait une célèbre photo d’Anne Wiazemsky avec l’âne Balthazar chez Bresson ? Quoi qu’il en soit, j’avais la conviction que c’était là le corps et le visage d’une femme amoureuse, mais aussi en lutte. Vivante et vibrante. La découverte encore récente de ce film magnifique, troublant, entêtant ne pouvait que transformer ma vision de cette image, mais elle n’a aucunement contredit mon intuition. Il y avait tout cela, et bien plus… Parce qu’un film – du moins ceux de cette nature – n’est jamais clos, jamais définitif. Il prend fin mais ne se termine pas.


8 octobre 2015