La fin des temps
par Helen Faradji
« Back in 1998, when I first started writing professionally, being a film critic seemed like a whimsical and improbable way to make a living; now, it’s an infinitely grimmer prospect. »
Scott Tobias
Deux ans. À peine deux ans. Voilà le temps qu’aura duré la belle aventure. Celle dont la plupart s’imaginait pourtant qu’elle installerait pour des décennies à venir un espace dont le monde du cinéma et de la critique avait un besoin vital. Depuis deux ans, The Dissolve, blog de la meilleure tenue, couvrait en effet, de façon libre et gratuite – internet oblige – et en faisant appel à ce qui se fait de mieux en matière de plumes cinéma pigistes, l’actualité du cinéma au sens le plus cinéphile du terme, dans des papiers aussi profonds que vibrants (comme il s’en lit peu ailleurs) et en ouvrant comme l’indiquait ses statuts « a playground for movie lovers », puisque l’option d’un échange avec les lecteurs et entre critiques y était exercée avec force dans divers forums autour de films précis et possibilités de commentaires.
Né sous l’aile et la protection de Pitchfork dont la réputation et la crédibilité n’étaient plus à faire en matière musicale, et dirigé par Keith Phipps, The Dissolve faisait se côtoyer les critiques les plus aguerris (Scott Tobias faisait partie des éditeurs, tout comme Tasha Robinson et Genevieve Koski) et les jeunes recrues (Sam Adams, David Ehrlich, Andreas Stoehr ou Mike D’Angelo), toutes prêtes à prendre leur envol, couvées du regard par ces mentors comme il ne s’en fait plus, tous laissant leur amour du cinéma s’exprimer par une écriture fluide et libre et des angles d’attaque inédits et pertinents sur les sorties récentes ou des films de répertoire (la place du plaisir féminin dans Magic Mike XXL, la sincérité du cinéma de John Woo, le rôle et la place de la musique chez Coppola fille, comment Alien a défini l’idée même des rôles de soutien dans les films, etc…).
Dans une brève note envoyée il y a deux semaines, le directeur mettait sur le dos du contexte, le maudit contexte (« because of the various challenges inherent in launching a freestanding website in a crowded publishing environment, financial and otherwise ») la responsabilité de la fermeture de la déjà regrettée bestiole où l’analyse se disputait à la critique, où l’humeur ne faisait jamais office de baromètre, où le concept même de critique comme poteau indicateur n’existait pas. Si l’annonce de ladite fermeture a pris tout le monde par surprise (IndieWire raconte ainsi que Scott Tobias était en train d’écrire sa critique du petit hit indie Tangerine lorsqu’il l’a appris), ce qu’elle laisse entrevoir du futur est peut-être même encore davantage anxiogène.
Dans une entrevue accordée à chaud après l’annonce de la fermeture, Keith Phipps remarquait ainsi que si le net a pu permettre l’éclosion d’une pensée critique plus diverse et accessible – comme sur son site -, il peut aussi paradoxalement en être vu comme le fossoyeur. Parce qu’il enjoint à une instantanéité toujours plus marquée, parce que la vitesse plus que la qualité semble en être devenue une valeur, les sites ne se battent plus, par exemple, pour annoncer une nouvelle de la meilleure façon possible (la plus allumée, intelligente, profonde, renseignée) mais simplement pour être les premiers à le faire. D’où une résultante de redites quasi-infinies et d’accroches click-bait plus ou moins similaires pour qui parcourt régulièrement la presse cinéma en ligne, sans réelle identité éditoriale.
Mais internet, on le sait, c’est aussi le serpent qui se mord continuellement la queue en termes financiers : l’info y est libre et gratuite, dans beaucoup de cas, mais doit bien être financée d’une façon ou d’une autre (les journalistes et critiques ne se nourrissent pas, comme le veut le bon vieux mythe, de reconnaissance publique et d’eau fraîche). Or, comme le précisait Tobias, pour y arriver, un site doit pouvoir attirer un maximum d’internautes (et ainsi asseoir son attractivité auprès des vendeurs de pubs). Pour ce faire, la meilleure solution reste encore les sites-mastodontes, couvrant un maximum de sujets donc d’intérêts. Dans cette économie, plus un site est spécialisé et plus il met de l’avant ce qui ne ressort pas du « mainstream » et donc n’intéresse pas de façon immédiate, moins il en devient logiquement viable. Pour résumer tristement, l’aventure virtuelle de The Dissolve traduit ce changement de paradigme : les politiques et directions éditoriales ne valent que peu de choses dans un contexte où le véritable enjeu est « combien ? » plutôt que « comment ? ». Et ceci n’a rien de rassurant.
Bon cinema, pour ce qu’il en reste.
23 juillet 2015