La folie VR
par Helen Faradji
C’est la folie partout. À Toronto, le TIFF Bell Lightbox a été envahi par les trois volets du festival POP dont le second, du 15 au 17 juillet, porte le doux nom de « VR+empathy+ Real World Storytelling » (le premier volet était dédié à la musique et le troisième, du 19 au 21 août, le sera aux liens entre VR et films expérimentaux). À Montréal, le Centre Phi a ouvert grand ses portes à l’exposition Sensory Stories, depuis le 14 juin dernier (et jusqu’au 21 août) qui réunit 13 œuvres de pionniers de ces technologies-du-futur-mais-plus-tant-que-ça, parmi lesquelles l’installation Seances de Guy Maddin et Evan Johnson par laquelle nous pouvons créer, en assemblant des fragments de films muets, notre propre film éphémère à visionnement unique. À Paris, un festival (le Paris Virtual Film Festival) envahissait le Forum des Images les 17 et 18 juin. Le New York Times a désormais une application qui lui est réservée, permettant de découvrir sur son téléphone de petits reportages immersifs (en plein cœur de l’océan ou sur Pluton !) et la BBC a produit un épisode de télé entièrement estampillé VR. Enfin, à l’occasion de la présentation de Ma Loute de Bruno Dumont au dernier Festival de Cannes, l’on dévoilait avec le même tralala le premier épisode de la série Jours de tournage, lancée par ARTE, et permettant par le biais de documentaires en réalité virtuelle de s’immerger entièrement dans les plateaux de tournage de films choisis.
Les possibilités sont infinies, les vertiges aussi, et la réalité virtuelle, encore réservée à quelques initiés il y a quelques années, l’est de moins en moins, réussissant, par de nombreux moyens, à se démocratiser. 360 degrés, 3D, lunettes, casques de VR (Sony s’apprête à lancer le sien en octobre pour accompagner sa Playstation)… autant d’éléments qui feront – ou font déjà – partie de notre vocabulaire artistique, et les casques Oculus Rift, encore une curiosité qui faisait pousser des « oh » et des « ah » il y a quelques temps, sont presque devenus d’une banalité confondante.
Le cinéma perdant des plumes, une place est assurément à prendre et les recherches et développements, tant dans le monde de l’art que dans celui du reportage, vont assurément dans ce sens.
Physiquement, l’on voit bien ce qui change. Mais artistiquement ? Intellectuellement ? Narrativement ? Le cœur même de ce qu’installent ces nouvelles avenues semble être en premier lieu la nouvelle place que l’on accorde au spectateur. Si le cinéma s’est distingué en se différenciant notamment du théâtre par une inclusion plus marquée du spectateur dans son projet narratif (l’écran géant, le noir de la salle, le son…), la VR semble pousser cette idée jusque dans ses retranchements les plus ultimes. En effet, aussi impressionnante techniquement qu’elle puisse être, la VR induit un rapport fondamentalement différent à l’image. Cette dernière, en version virtuelle, n’est plus à l’origine d’une expérience collective et partagée mais plutôt d’une expérience profondément solitaire et unilatérale. Car l’humain a beau être plongé par ces nouveaux effets dans un monde dont la VR lui fait croire jusqu’à l’hypnose qu’il fait partie, il n’en reste pas moins le seul à vivre ce monde (un effet démultiplié lorsque l’installation en question lui propose d’intervenir lui-même comme un agent de la narration, un sujet plutôt qu’un objet).
Faut-il alors voir dans ces nouvelles technologies et installations une conséquence de la logique supra-individualiste qui semble chaque jour un peu plus gouverner nos sociétés ? Probablement un peu. Car vouloir faire du spectateur un acteur et non plus un voyeur, c’est d’une certaine façon accomplir le fantasme de la philosophie consumériste en plaçant le « consommateur » au cœur même de l’action. Mais, ce faisant, cette nouvelle forme d’art peut aussi avoir l’effet exactement inverse. En sollicitant le spectateur, non plus avec l’espoir qu’il vive une expérience collective avec ses semblables en un instant T, mais en l’impliquant lui directement dans une réalité différente de la sienne, on peut également miser sur l’idée qu’il pourra se conscientiser avec plus de prégnance, et ainsi être plus sensible, à ces mondes que les médias traditionnels lui laissent encore le choix d’ignorer.
Un rapport plus individuel à l’image mais plus ouvert, généreux et empathique au monde ? C’est assurément autour de cette tension, contradictoire et passionnante, que risque de se construire le futur.
Bon cinéma du futur
23 juin 2016