La grenouille qui se pensait…
par Helen Faradji
Le triomphe de Mommy, oui, bien sûr. Xavier Dolan en nouveau roi Midas de l’industrie, oui, bien sûr, encore. Une cérémonie, dimanche soir dernier, où l’on sentait que la hiérarchie et l’ordre de remise des prix avaient été pensés de façon aléatoire, juste pour que l’incroyable domination du cri d’amour d’un jeune cinéaste à sa maman, à ses acteurs et au cinéma, se voit un peu moins, oui, aussi.
Mais ce ne fut pas la main-basse ultra-prévisible qui gêna tant que ça, soyons honnêtes. Beaucoup moins, en tout cas, que le sentiment tenace, de plus en plus soutenu même année après année, que cette cérémonie et la façon dont elle est conçue n’entend que peu de choses aux problématiques et à la réalité de cette industrie étrange qu’est le cinéma québécois.
Deux heures bien tassées, pour ne pas dire garrochées à la vitesse de l’éclair (comme il fut remarqué sur Twitter, le gala durait moins longtemps que le film qui en fut le héros !) et qui, dès son ouverture, traduisit ce malaise. Chaque film eut en effet droit à son petit morceau de sucre tandis que défilaient sur scène – ou via des enregistrements – quelques personnalités venant dire « pourquoi elle aimait ce film-là ». Comme s’il fallait réparer d’entrée de jeu l’inégalité flagrante que tout le monde pouvait anticiper. Comme s’il fallait absolument prendre le temps de rappeler au bon public que Miraculum, Henri, Henri ou Ceci n’est pas un polar avaient aussi leurs mérites et tout mettre sur le même plan. Une entrée en matière étrange d’abord, parce qu’elle était enrobée d’un accompagnement musical pompeux et sinistre signifiant non pas la santé et la diversité de ce cinéma, mais bien plus une forme de commémoration paradoxale et à la majesté artificielle ne cachant que mal de tenaces relents mortifères (le cinéma québécois est mort, vive le cinéma québécois ?), mais encore parce qu’elle soulignait comme le nez au milieu de la figure une approche incroyablement peu sûre d’elle. « Tout le monde est beau, tout le monde est gentil, tout le monde a réussi… », semblait dire cet apéritif, comme s’il était plus efficace pour que cette industrie soit saine et vibrante qu’on mette tout au même niveau, sur le même plan, du plus exceptionnel au plus banal. Comme s’il fallait nier ou cacher qu’il y a des hauts et des bas (seul os déterré, par un sketch au sens du slapstick poussif, le temps parfois excessif que peut prendre le développement d’un projet…), en faisant semblant que tout allait mieux pour le meilleur des mondes pour que surtout, surtout, tout le monde puisse en avoir pour son argent.
En réalité, il ne fut pas difficile de voir, durant cette soirée, que les seuls moments où le cinéma québécois semblait représenté à son image, ou en tout cas à une image vive, vibrante et spontanée bien plus attirante que l’autre, étaient ceux qui s’échappaient du script du « show-télé-fait-pour-célébrer-comme-un-office-de-tourisme-ferait-une-pub-pour-vanter-les-mérites-de-telle-région ». La bataille de boules de neige, formidablement touchante, venue conclure l’hommage rendu à monsieur André Melançon. Le cri du cœur adressé à « l’araignée fucked up » de Denis Villeneuve dans son Enemy par Antoine-Olivier Pilon et Jean-Carl Boucher – dont l’énergie irrésistible et formidablement complémentaire pourrait assurément servir un nouveau duo de cinéma, soi dit en passant. Mais surtout, les trois appels lancés par trois artisans lors de leurs remerciements à ce qui véritablement effraie et empêche que tout soit aussi beau et lisse que ce que la soirée essayait de le faire croire. C’est André Turpin, d’abord, logique lauréat du Jutra de la meilleure direction photo pour Mommy, qui a rappelé que l’éducation au cinéma au niveau collégial était plus qu’un luxe, mais une profonde nécessité qu’il fallait absolument mieux financer. C’est ensuite André Melançon souhaitant longue vie à la Cinémathèque québécoise, en danger ces temps-ci et qui aurait mérité que le gala entier s’en souvienne mieux. C’est enfin Xavier Dolan, roi de la boutade, qui citant Dumbledore a noté que dans les moments les plus sombres, « il suffisait de se souvenir d’allumer la lumière ».
On ne remerciera jamais assez ces trois hommes de leur honnêteté. Car nier que la lumière est effectivement éteinte par endroits (dans les institutions, dans les salles de moins en moins fréquentées, dans les politiques gouvernementales…) comme cette cérémonie aurait visiblement bien aimé le faire, c’est adopter une politique de l’autruche qui, en bout de ligne, ne peut évidemment qu’accentuer le malaise.
Bon cinéma.
18 mars 2015