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Éditos

La reine Blanchett

par Helen Faradji

Imprévisibles. Voilà le terme qui fusa le plus rapidement au sortir de la cérémonie de clôture du dernier festival de Cannes. Car oui, les Coen et leur jury auront bel et bien déjoué tous les pronostics, toutes les attentes, toutes les hypothèses, adoubant ceux que ces 15 jours de visonnements intensifs avaient fait oublier (et taclant du même coup la presse, en précisant après coup que leur jury « en était un d’artistes et non de critiques de cinéma ») et dédaignant ceux qui, pourtant, semblaient nager bien au dessus du lot.

Une palme pour le Dheepan d’Audiard, son essai le plus manichéen, le plus virilo-grossier ? Un prix du scénario pour le jeune Franco, qualifié en deux coups de cuillère à pot mérités de sous-Haneke ? Un prix pour Emmanuelle Bercot et sa performance tout en crises et sur-crises nombrilico-hystériques dans Mon Roi de Maïwenn ? Rien pour le fin et évident Moutains May Depart de Jia Zhang-ke ou l’indiscutablement simple et émouvant Mia Madre de Moretti ? Imprévisibles, oui, vraiment…

Mais surtout, il y a dans ce palmarès une tache. Une faute de goût immense et quasi-impardonnable. Un ratage que les élans du cœur provoqués par Cate Blanchett donnent envie de dénoncer sans faillir. Car scinder un prix d’interprétation entre Bercot et Rooney Mara, second rôle aux côtés de Blanchett dans le raffiné et subversif Carol de Todd Haynes n’est pas qu’un oubli de l’immense comédienne australienne. C’est ajouter l’insulte à l’injure.

Oui, la Blanchett gagnera peut-être pour ce rôle son troisième oscar, après ceux obtenus pour The Aviator et Blue Jasmine, son quatrième Golden Globe (Elizabeth, I’m Not There, Blue Jasmine) ou on ne sait encore quel prix à la mesure de son talent. Oui, bien sûr, en termes festivaliers, Haynes lui avait déjà fait gagner la coupe Volpi à Venise en la dirigeant en un Bob Dylan particulièrement expressif et mystérieux tout à la fois dans I’m Not There. Mais à Cannes, le prix qui compte lui est passé sous le nez. Bêtement. Alors qu’il lui semblait autant acquis qu’il l’était à Vincent Lindon, impressionnant de puissance contenue dans La loi du Marché de Stéphane Brizé. Pas acquis parce que Carol, présenté durant le premier week end, avait enfin réconcilié les festivaliers avec cette sélection en demi-teintes pour dire le moins, mais acquis parce qu’elle était la meilleure, tout simplement.

De ci, de là, on a bien entendu quelques plaintes. Elle en fait trop. Le sourcil en accent circonflexe perpétuel, le regard de chat hautain, les pommettes trop creusées sur un visage trop anguleux, l’énigmatique souligné sans finesse, les roulements de yeux et de hanches trop prononcés. Mais la Blanchett, à bien y regarder, n’a jamais fait dans la dentelle. Son jeu, c’est en force qu’elle l’a fait évoluer au fil des rôles, en présence indiscutable, en charisme impeccable. Dans Carol, son art est porté à un point d’incandescence. En bourgeoise en instance de divorce tombant amoureuse d’une autre femme, dans ce New York de désir et de violence contenus des années 50, filmé comme l’étaient les villes dans les meilleurs films noirs, elle est comme un poisson dans l’eau. Sa grande silhouette de liane occupant les plans, même dans le fond de l’image, comme s’ils avaient été composés uniquement pour mieux la regarder. Sa voix de gorge capable de frémir, de rugir, de se charger d’une vulnérabilité bouleversante, sans cesse complexifiée et enrichie par la morgue de son regard. La mélancolie qu’exhalent chacune des bouffées de cigarettes qu’elle tire avec langueur, sans tromper personne. La lenteur calculée de ses gestes, se fondant dans une société de normes rigides qu’elle ne peut pourtant plus supporter.

Et tous ces souvenirs de cinéma qui remontent à la mémoire en la voyant si impériale, si entièrement dans ce rôle, dans ce film. La provocation érotique de Lana Turner. Les ténèbres vénéneuses d’Ava Gardner. L’affolement qui affleure chez Barbara Stanwyck. Et bien sûr, la beauté froide et irrésistible, le regard mutin et profond, le paradoxe du feu dansant sous la glace, ou le contraire, de Lauren Bacall dont Blanchett est indiscutablement la descendante directe.

Qu’elle gagne ou non les prix qui lui sont dus, l’histoire le décidera. Mais il faudra assurément que lorsque Carol sortira enfin sur les écrans, le public, lui, sache faire la part des choses entre l’une des plus grandes actrices de notre temps et les autres.

 

Bon cinéma


28 mai 2015