La scène expérimentale américaine à CPH:DOX et Cinéma du réel
par Charlotte Selb
Dans la seconde moitié du mois de mars se déroulaient en Europe deux importants festivals de cinéma documentaire : le premier, CPH:DOX au Danemark, est relativement récent puisqu’il a été fondé en 2003, mais occupe déjà la troisième place sur le planète après IDFA et Hot Docs; le deuxième, Cinéma du réel à Paris, a été créé il y a déjà 38 ans par la Bibliothèque publique d’information au Centre Pompidou (où il n’a d’ailleurs pu se dérouler que les premiers jours du festival pour cause de grève du personnel, relocalisant avec virtuosité la quasi-totalité de ses activités au Forum des Images). Malgré leurs dates rapprochées, les programmations des deux évènements se télescopent assez peu, leurs lignes artistiques respectives différant sur plusieurs aspects.
Là où le premier propose un aperçu très (trop?) vaste du panorama de la production documentaire actuelle, dans toute sa diversité, le second reste relativement fidèle à ses préoccupations ethnographiques et sociologiques d’origine (Jean Rouch en est l’un des pères fondateurs), et consacre une large partie de son offre à des programmes rétrospectifs qu’il fait dialoguer avec la création contemporaine. Là où les deux évènements se rejoignent cependant, ce sont dans la place importante qu’ils accordent au documentaire expérimental – au sens très large du terme, c’est à dire de l’essai à l’avant garde, du docufiction aux œuvres simplement non narratives – donnant ainsi un aperçu assez complet des dernières tendances. Pour faire suite à mon éditorial du 9 février, je n’évoquerai ici que les nouvelles créations d’auteurs travaillant à New York et Los Angeles, qui chacun à leur manière, mais tous en dehors de l’industrie mainstream, réfléchissent au paysage américain, sa charge politique et ses transformations.
L’un des meilleurs représentants de ces expérimentations formelles, et probablement le nouveau visage le plus prometteur, est l’américain James N. Kienitz Wilkins, dont le dernier long métrage Common Carrier figurait dans la compétition New:Vision de CPH:DOX, consacrée aux œuvres situées au carrefour du documentaire et des arts visuels. Le jeune artiste, dont le travail bouleverse constamment les formes narratives traditionnelles, y mêle observation documentaire et séquences scénarisées avec une fluidité qui rend négligeable l’idée-même de frontière entre réalité et fiction. Il complexifie encore son approche en réalisant son film entièrement en images surimposées et en saturant sa bande audio de différents sons propres à la culture populaire contemporaine (d’émissions de radio aux tubes hip hop à Rihanna). Le résultat pourrait sembler hermétique; au contraire, son portrait de la scène artistique new yorkaise à laquelle il appartient, ou plutôt de la subjectivité de ces artistes fauchés et de leur mode de vie « en dehors du monde », fait preuve d’un sens de l’humour unique et d’un regard acéré sur les identités sociales américaines.
Sa compatriote de Los Angeles Lee Anne Schmitt, qui concourrait dans la même section avec l’essai Purge This Land, propose quant à elle une relecture du paysage américain à travers le prisme de l’héritage de l’esclavage. Si ses deux précédents films, California Company Town (2008) et The Last Buffalo Hunt (2012), opéraient un effort similaire de révision et de dé-romantisation du paysage, son dernier est à la fois son plus riche historiquement et son plus personnel, puisqu’elle explore la figure de John Brown, abolitionniste blanc exécuté en 1859, et son propre rapport au racisme systémique aux États-Unis, en tant que femme blanche dont le partenaire et l’enfant sont afro-américains. Cette volonté de redonner leur signification historique et sociale aux lieux – plutôt, par exemple, que de passer par le portrait ou le témoignage traditionnels – n’est pas étrangère au film Gray House, présenté dans les deux festivals. Collaboration entre le Canadien Matthew Booth et l’Américain Austin Lynch (alias David Lynch Jr), le film visite cinq lieux des États-Unis, en cinq parties qui chevauchent l’observation sociologique, la fiction onirique et un travail photographique à la limite de l’abstraction. Les auteurs ont recours aux entrevues dans deux des cinq séquences, mais font également intervenir dans les trois autres le jeu de comédiens, dont Aurore Clément et Denis Lavant. Des images menaçantes de l’exploitation pétrolière à l’apparente tranquillité d’une commune dans les bois, de l’enfermement d’une prison pour femmes à la torpeur angoissante d’une riche maison californienne, Gray House livre une expérience sensorielle étrange et oppressante, d’où ressortent l’isolement humain, la fracture sociale et la perte de sens.
La new-yorkaise Shelly Silver (anecdotiquement ou non, ancienne enseignante d’Austin Lynch à l’école des arts Cooper Union, où a également étudié James N. Kienitz Wilkins) présentait dans la compétition internationale de Cinéma du réel A Strange New Beauty, une intrusion perturbante dans les maisons luxueuses de la Silicon Valley. À l’aide d’une bande son agressive et d’un cadre éclaté par des vignettes et des inscriptions sur un écran noir, Silver révèle une violence sourde derrière la beauté clinquante et le calme trompeur des lieux. Aucune présence humaine dans le film, mais les riches demeures semblent renfermer une mémoire d’évènements inquiétants, porter les traces d’une sauvagerie en hors champ. Dans un même mouvement contradictoire, A Strange New Beauty joue des clichés invitant à la poursuite du bonheur, et déboulonne brutalement le mensonge du rêve américain. Ce film, ainsi que d’autres du programme du festival parisien, sont visibles gratuitement sur Festivalscope jusqu’au 16 avril dans tous pays en dehors de le France. Une occasion de vivre le festival à distance et d’explorer plus avant sa riche programmation.
6 avril 2017