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Éditos

L’ami américain

par Helen Faradji

Depuis quelques années maintenant, la rengaine nous était devenue familière. « J’arrête le cinéma ». Et puis, bien sûr, non, l’envie était trop forte et les films se faisaient tout de même. Tant bien que mal, d’une qualité variable, mais à une vitesse qui devait en laisser plusieurs jaloux. Mais cette fois, c’est la bonne. Jusqu’à preuve du contraire. Steven Soderbergh l’a dit et redit : Side Effects, thriller aux promesses non tenues sur l’univers ultra-médicalisé de la dépression, sera bel et bien sa dernière réalisation.

Pour le cinéma, en tout cas. Car c’est contre le grand écran que l’ami Steven en a. Contre cette industrie qui lui avait tout promis et lui a finalement brûlé les ailes. Contre cet univers qui aura, au final, eu raison de son énergie, de son envie, de son appétit.

Petit rappel des faits. Adolescent, comme tant d’autres, le jeune Steven tâte de la caméra et tombe immédiatement amoureux de ce drôle d’objet qui lui servira d’interprète. Dès 1989, il gagne alors un statut aussi inédit que spectaculaire dans le cinéma américain – et mondial – celui de wonderkid. Car c’est là, à sa première incursion dans le monde du long-métrage avec sex, lies and videotape (développé à partir de son court Winston), qu’il réalise l’impensable : décrocher la lune qu’est la palme d’or du festival de Cannes pour son tout premier film. Les portes du royaume s’ouvrent alors en grand, et l’avenir semble pavé d’or pour le jeune prodige (qui monte et éclaire également ses œuvres). Qui s’en fiche comme de l’an 40 et décide pourtant de partir à Prague pour réaliser son Kafka, puis de plonger en pleine Dépression dans King of the Hill ou de continuer à suivre ses instincts dans Underneath ou Schizopolis. L’indépendance (ou du moins l’idée qu’il est possible de s’en faire dans le système américain) ou rien.

Les grands pontes sont mécontents, les tiroirs-caisse ne se remplissent pas, mais Soderbergh cloue le bec à tous ses détracteurs en enchaînant coup sur coup Out of Sight, The Limey, Erin Brockovich, Traffic et Ocean’s Eleven… avant de n’en refaire qu’à sa tête avec Full Frontal, Solaris ou Bubble qu’il sort simultanément en salles et en DVD au nez et à la barbe de ces puissants dont les sirènes ne l’ont jamais séduit.

Un « pour de vrai », un pour s’amuser et expérimenter, sans jamais y perdre une once d’intégrité, sans jamais vendre son âme au diable le plus offrant, en profitant à plein de cette liberté artistique acquise à la sueur de son imagination. Voilà comment on imaginait la psyché de Soderbergh fonctionner. Mais voilà aussi, sûrement, qui doit lasser…

Don Quichotte du celluloïd, champion d’une cause que tout le monde, même lui, sûrement, sait perdue d’avance, Soderbergh arrête donc le cinéma. Pas le reste, comme il le confiait à Vulture dans une fascinante entrevue, puisque le théâtre, la littérature ou la télé lui apparaissent encore comme des lieux à explorer. Mais c’est aussi dans la combinaison de ses deux réponses – “The tyranny of narrative is beginning to frustrate me, or at least narrative as we’re currently defining it. I’m convinced there’s a new grammar out there somewhere” et “I think that the audience for the kinds of movies I grew up liking has migrated to television. The format really allows for the narrow and deep approach that I like, and a lot of people … Well, the point is, three and a half million people watching a show on cable is a success. That many people seeing a movie is not a success. I just don’t think movies matter as much anymore, culturally” qu’on comprend mieux son rapport désormais trouble et troublé au merveilleux monde du cinéma.

À voir les débats (culturel, politique, sociologique…), nés ces dernières semaines autour de Zero Dark Thirty de Bigelow, d’Argo d’Affleck, ou meme d’une certain façon d’Amour d’Haneke, on se permettra de croire que sur ce dernier point, l’ami Steven n’a peut-être pas tout à fait raison. Mais nous ne demandons qu’à ce qu’il nous prouve – et rapidement – que la télé revue et corrigée façon Soderbergh est bien cet Eldorado dont il semble rêver et non cet endroit où l’équilibre entre rentabilité et liberté de création est encore plus précaire qu’ailleurs. Bonne chance !

Une chose reste néanmoins sûre. Face à cette crise qui secoue le cinéma partout où il lui pousse encore quelques racines, face au besoin urgent de trouver de nouveaux modèles tant de création, que de distribution et de production, on pourra au moins compter sur Soderbergh pour essayer de les dénicher. C’est déjà beaucoup.

Bon cinéma, avec ou sans Steven

Helen Faradji

La bande-annonce de Side Effects


7 février 2013